Ce blog est destiné à rassembler le résultat d'une exploration menée depuis une vingtaine d'année à partir de la notion de Métier. Derrière ce mot, j'ai bien évidemment découvert toute une culture orale du bien faire à partir de soi, mais surtout des modes opératoires extrêmement intéressants.

En y réfléchissant, j'ai trouvé une clé d'actualisation de ces modes opératoires. Pour passer du monde de la matière à celui de l'information sans perdre nos savoir-faire individuels et collectifs, il suffit
de poser : "Est matière ce qui résiste". Le bois résiste, le bois est une matière, la pierre résiste, elle en est également une. De ce fait, nous pouvons considérer que toutes les contraintes auxquelles nous nous confrontons aujourd'hui sont des matières que nous pouvons transformer, et même mieux : utiliser. En vingt ans je n'ai rien découvert qui aille contre ce principe, au contraire, il est infiniment fécond. Il permet de tirer parti de notre culture professionnelle et non de la nier pour en importer de moins adaptées à ce que nous sommes et à ce qu'est le monde aujourd'hui.

Depuis je me suis fabriqué une nouvelle façon de réfléchir reposant non pas sur des présupposés fixes (ce qui est le propre de toute théorie) mais sur des questions qui donnent des points de repères au praticien que je suis. Par ailleurs j'ai également fabriqué des "outils" permettant à ceux qui les utilisent de transformer eux-mêmes leurs contraintes en outils. De ce fait, toute situation peut être prise comme un point d'appui concret vers un mouvement qui emporte vers de nouveaux horizons. Ici c'est le geste et la contrainte qui ouvrent à l'avenir et non pas une idée que nous tenterions de mettre en oeuvre.

Je vais m'efforcer de diffuser progressivement et le plus clairement possible ce que j'ai redécouvert pour le restituer, non à ceux qui me l'ont transmis - souvent sans le savoir ! - mais à d'autres, vous par exemple.

Mes coordonnées : dominique.fauconnier@wanadoo.fr

mercredi 3 février 2016


Nous en-formons le Monde . . . 

Aujourd'hui, après un long silence, je vous propose les principales idées développées lors d'une courte conférence faite à la demande de Pierre Girault, Président de l'Association ProvcessWay. Cette association regroupe des utilisateurs d'outils aidant au développement d'une approche pilotée par les processus dans des entreprises et des administrations. Il m'avait demandé de sensibiliser ses adhérents au besoin de réfléchir à leur propre métier. Les vagues numériques se suivent et transforment en profondeur nos façons de travailler, y compris celles de ceux sont en charge de la mise en œuvre de ces nouvelles organisations.
J'ai tenté de tenir plusieurs idées dans un seul mouvement : le numérique, l'information, le métier et le sens de la belle ouvrage, le processus et ceux qui agissent au quotidien dans ce monde, c'est à dire nous tous, d'une façon ou d'une autre. Merci à Pierre de m'avoir donné cette occasion de m'y être essayé.


Conférence ProcessWay, le 3 juin 2015

Processus, métiers, Qualité du travail : complémentarités ? Contradictions ?
Par Dominique Fauconnier - l’Atelier des Métiers

A l’occasion de la conférence annuelle 2015, Pierre Girault m’a demandé de préciser comment la notion de métier pourrait nous aider à réfléchir les grandes évolutions de notre époque afin de nous y adapter le plus efficacement possible et être en capacité de produire un travail de qualité. Nos métiers changent, les façons de concevoir, de mettre en œuvre puis de piloter un processus sur la durée évoluent en fonction des métamorphoses organisationnelles et technologiques ; et les vagues informatiques successives continuent de nous emporter à chaque fois plus loin que ce que nous aurions pu imaginer. Dans ce contexte comment réussir à vivre avec son temps ? 

Je rappelle ici les principales étapes de mon intervention.

1 – Informer vient de « en-former », donner une forme.
Dans les années 80, j’ai travaillé pour des sociétés de service informatique comme Sema-Métra, ou pour des constructeurs comme Digital Equipement. J’ai pu assister pendant une quinzaine d’années à la formidable évolution de ce secteur et aux révolutions qu’il provoquait dans l’ensemble de notre monde. Malgré tous nos discours extrêmement enthousiastes quant à la puissance de l’informatique en général, je découvrais souvent des écarts assez importants entre ces visions et mes réalités professionnelles. Comme j’avais besoin de trouver des liens concrets entre ce que j’entendais et ce que je vivais au quotidien, j’ai rejoint une entreprise du secteur de la presse afin de mieux comprendre le phénomène.
Là, un typographe m’a appris l’importance du choix des caractères, par exemple un texte écrit en lettre bâton (comme la police helvética) est difficile à lire en plein texte, un texte écrit en majuscule l’est encore plus. Un rédacteur m’a permis de comprendre l’importance de la stabilité des rubriques dans un journal : le lecteur doit pouvoir retrouver ce qu’il cherche là où il a l’habitude de le trouver. Le Monde avait tenté de modifier sa maquette à cette époque en multipliant les cahiers mais il a du rapidement revenir en arrière pour ne pas perdre ses lecteurs. Ce que je découvrais là était l’importance de la forme donnée à l’information. Le mot lui-même, informer, vient de en-former (Le Robert) : donner une forme. Le mot touche donc autant le détail, ce que nous appelons communément l’information, que le global. Dit avec un terme plus technique, l’information est fractale.

2 – Exercer un Métier exige une intimité avec la matière.
C’est également en assistant à une conférence de rédaction que j’ai découvert l’importance de la notion de métier. La Une d’un journal, celle qui va accrocher le lecteur potentiel, se décide en conférence de rédaction. C’est l’expérience qui permet de trancher chaque jour entre différentes possibilités afin de maintenir la stabilité du lectorat, qui elle-même permet de passer des contrats avec les publicistes afin de financer le journal. Ici, c’est le métier qui parle, le coup d’œil du professionnel, parfois son instinct.
Constatant que l’usage du mot Métier ne suit pas une définition universitaire ni ne correspond à un quelconque concept, mais permet à des professionnels de se comprendre rapidement sur l’essentiel, j’ai essayé de suivre la piste que l’usage de ce simple mot semblait ouvrir. Très curieusement, et sans exagération aucune, c’est tout un univers qui s’est ainsi révélé à ma curiosité. Pour le dire rapidement, toute la culture du geste et du travail bien fait qui vibre encore lorsque ce mot est prononcé par des professionnels[1]. Le mot est noble et conserve son sens au travers de l’histoire de notre langue, il désigne un investissement humain dédié à la réalisation d’un service concret destiné à autrui et fait à partir de soi-même. Il exprime une forte dimension identitaire associée à un strict professionnalisme tous deux ancrés dans un domaine particulier, qui est celui de chaque métier. Un simple exemple permet d’entrevoir ce fait. Imaginez quelques personnes assises autour d’une table recouverte d’une nappe et à qui l’on demanderait : à quel métier appartient celui qui a fabriqué cette table ? Vous obtiendrez quelques réponses données au hasard et puis, à un moment, l’une des personnes soulèvera la nappe et donnera la bonne réponse. Si la table est en bois, il peut s’agit d’un menuisier, mais si elle est en métal ou en pvc, le métier n’est plus du tout le même. Conclusion : c’est la matière transformée qui définit le métier et non la forme obtenue. Dit autrement, le service est lié au contrat et à la forme alors que le métier est lié à ce que l’on transforme pour rendre le service attendu. Si l’on poursuit le fil on peut dire qu’une fonction n’est pas un métier, la fonction correspond au contrat – le service à rendre - alors que le métier est lié à ce que transforme concrètement la personne pour remplir sa mission. On peut penser que c’est parce que nous ne savons plus nommer ce que nous transformons concrètement que nous éprouvons une profonde difficulté à parler utilement du travail que nous réalisons . . .

3 – Un outil est une matière en-formée prolongeant le corps humain
Pour passer la frontière entre ce qui serait matériel et ce qui ne le serait pas, il est possible - encore une fois - de passer par l’usage que nous faisons des mots. On dit, par exemple, « Table des Matières », et là, on peut lire : mathématique, philosophie, géographie etc. La « Matière humaine » évoque bien autre chose que le corps humain. Et que désigne la « Matière à penser » ? Finalement, si l’on considère que la matière est soit ce qui résiste - définition extrêmement concrète et opérationnelle - soit ce qui est transformable, on obtient une façon d’appréhender le réel transposable à notre monde et à ses évolutions numériques. Toute situation est transformable, certains en ont la capacité et l’expérience, et l’ont dit d’eux qu’ils « ont du métier ». Cela vaut pour un financier, un manageur ou un pilote de processus. Si l’on considère qu’un outil est fait de matière, rien n’empêche de considérer que toute réalité utilisable pour aboutir à un résultat puisse être considérée comme étant un outil. Un conflit permet parfois de rentrer en contact avec les membres d’une équipe, pour exercer son métier un médiateur doit savoir appréhender ce genre de situation et se servir des prises qu’elle lui donne. Nous avons alors :
-> Matière = ce qui est transformable.
-> Outil = ce qui permet de transformer.
-> Œuvrier (potentiellement nous tous) = l’origine d’une transformation.
-> Métier = Savoir-faire de l’Œuvrier = Maîtrise des outils + Connaissance intime de la Matière
Si l’on regarde la dynamique propre au développement de tout métier, on remarque assez vite que tout œuvrier, et tout groupe professionnel, ne cesse d’améliorer ses outils et la maîtrise de son art. L’un des résultats en est que les gestes qu’il avait dû apprendre pour manier les outils précédents deviennent aussitôt périmés, au moins partiellement. Chaque nouvel outil impose le renouvellement du métier et l’invention de nouveaux gestes. Tout métier crée ainsi continuellement les conditions de sa propre obsolescence.

4 – Nous en-formons le Monde
De même, si l’on y prête attention, on peut remarquer que toute œuvre est utilisable ou agissante. Toute œuvre est un outil potentiel qui peut servir à transformer de nouvelles réalités. Une entreprise fabrique des stylos à l’aide de machines et de matières premières. Je me sers de l’un de ces stylos pour écrire un texte que je transmets à un interlocuteur qui y trouvera les informations qu’il me demandait. Grâce à elles, il va pouvoir donner des instructions à ses équipes etc etc. L’homme ne cesse de transformer des matières et s’en servir pour en transformer d’autres. Nous participons ainsi à une transformation continue de la matière en outils de plus en plus élaborés. La vague informatique actuelle ne change en rien ce processus qui a commencé lorsqu’un premier hominidé a détournée un morceau de matière pour en faire un outil - ou une arme - et qui se prolonge aujourd’hui par la transformation de nanoparticules, l’envoi de satellites dans l’Espace ou la transformation du corps humain par des biotechnologies : nous donnons continument et de plus en plus profondément au monde des formes. Et ce processus n’a pas encore rencontré de limites. Par l’exercice quotidien de nos métiers nous en-formons continuellement le monde.


[1] Pour ceux que ce sujet intéresse, je les renvoie vers « Réinventer son Métier. Accéder à son imaginaire professionnel », Dominique Fauconnier, Editions Chronique Sociale, 2015)

mardi 30 octobre 2012

Pensée chinoise et Métier : une intimité étonnante


Dans le cadre associatif d’un atelier de réflexion sur les liens entre Processus et Pensée chinoise, nous nous étions inspirés de l’un des ouvrages de François Jullien, le plus accessible pour le monde de l’entreprise : « Conférences sur l’efficacité ». A chaque séance, nous choisissions un court passage de ce livre, une dizaine de lignes, et cherchions à découvrir ce qu’il pouvait nous apprendre sur le « pilotage des processus » dans les organisations professionnelles. C’était une façon d’explorer les correspondances entre ces mondes qui pourraient sembler si distants l’un de l’autre que sont la pensée chinoise et l’efficacité organisationnelle. Et puis, par l’intermédiaire de Mr Henri-Paul Soulodre, du Club des Pilotes de Processus, nous avons eu l’occasion de rencontrer François Jullien qui a bien voulu se prêter au jeu du commentaire sur notre très modeste production. Cet échange s’est prolongé et vous pourrez lire ci-dessous une partie de cet entretien qu’il nous avait autorisé à publier dans le dossier que nous avions produit à cette occasion et intitulé : « Pensée chinoise et Pilotage par les Processus, 2008 ».
Si je reproduis cet extrait ici, c’est parce que la proximité entre ce que je découvre patiemment derrière l’usage que nous faisons spontanément du mot métier et nos façons d’appréhender la réalité lorsque nous sommes dans le feu de l’action - avec tout ce que cela révèle de nous-mêmes ! - est incroyablement proche de ce que dit François Jullien de la pensée chinoise. Percevant les proximités entre la façon dont il est nécessaire de concevoir (saisir-avec) le métier pour être en capacité de l’exercer et les concepts patiemment produits par François Jullien (« La propension des choses », le potentiel de situation, « Les Transformations silencieuses », « La Grande Image n’a pas de forme » qui sont pour la plupart des titres de livres qu’il a écrit) je n’ai pu résister à ma curiosité et j'ai soumis à sa sagacité mes modestes règles de pensée qui se fondent non sur des réponses mais sur des questions, des points de repères. Ses réponses semblent monter que la voie est bonne . . .
Ce que j’ai trouvé de particulièrement intéressant dans cet échange est ce constat par François Jullien d’un « engourdissement » de notre pensée : « nos concepts sont gourds » dit-il, et il ajoute en conclusion de cet entretien : « . . . ce qui signifie que cela ne circule plus, cela ne bouge plus. C’est donc figé, et on ne peut rien faire avec. ». Ce que François Jullien dit de l’outil est également passionnant.
Je profite de cette minuscule fenêtre qu’est ce blog personnel pour remercier encore chaleureusement François Jullien du temps et de l’intérêt qu’il nous a consacrés.
Voici cet extrait. A vous de vous faire votre opinion.

Paris, le 5 septembre 2008.


François Jullien : «  Je voudrais maintenant revenir sur l’un des thèmes qui court dans votre travail, celui de la difficulté d’accéder à la pensée de l’autre. N’étant pas passé par l’itinéraire de l’autre vous n’en garderez qu’une vue extérieure. Vous n’entrez pas dans la logique interne qui a conduit à cette cohérence-là. J’ai trouvé cela très juste et cela pose un problème, fondamental, qui est celui de l’accessibilité. Il y a une asymétrie entre les approches grecque et chinoise. Les Grecs ont produit un outillage logique et conceptuel qui est démocratique. Un concept, comme la logique, tout le monde peut les comprendre sans initiation. C’est le propre de la démocratisation. Un concept ne se soumet pas à d’autres règles. Si vous vous saisissez d’un concept, vous pouvez le prendre comme moi. C’est tout autre chose que la pensée chinoise où il faut de l’itinéraire, de la formation, de l’initiation. Le concept est un outil que n’importe qui peut prendre en main. Pour rentrer dans la pensée chinoise, ce n’est pas du tout la même chose. Il y a un rapport de maître à disciple, il y a la langue, il y a les commentaires, il y a donc quelque chose qui est difficile d’accès. Ils peuvent rentrer sans difficulté dans notre pensée, mais nous ne pouvons pas rentrer facilement dans la leur. C’est déséquilibré. Nous avons pris chez eux un peu de médecine, l’acuponcture, nous avons pris les baguettes et un peu de cuisine, les arts martiaux, des choses comme cela, mais le gros nous échappe. Alors qu’eux ils ont appris à réfléchir comme nous, à faire rire comme nous etc. Il y a actuellement, je crois, dans notre rapport actuel à la Chine, une grande asymétrie, puisque l’acculturation occidentale se fait beaucoup plus facilement que l’acculturation orientale.
Je voudrais illustrer ces écarts avec l’aventure des jésuites qui avaient tenté d’accéder à la pensée chinoise. Les premiers missionnaires sont envoyés en Chine avec en poche une vérité, la vérité chrétienne de la théologie, avec la mission de convaincre, de propager la Foi. Lorsqu’ils rencontrent les premiers lettrés, ils se rendent compte que cela ne marche pas du tout. Alors ils vont accommoder, ils vont chercher de la part des chinois des échos, des linéaments possibles. Par exemple, dans le « Ciel » chinois il y a peut-être quelque chose qui se rapprocherait de l’idée de Dieu. Et, quand ils envoient cela à Rome, que fait Rome ? Rome ne s’y retrouve plus. Rome ne comprend pas. Les jésuites sont des gens intelligents, ils voient que cela résiste, ils cherchent des cheminements. Evidemment, lorsque cela arrive à Rome, Rome condamne en leur disant « vous avez dévoyé la Foi ». Cette querelle a mis fin à ce que l’on a appelé le figurisme. Cela est important, car il y a un certain type de cohérence auquel on ne peut pas totalement accéder par un discours, et vis-à-vis de quoi il faut quelque chose qui est de l’ordre, non de l’expérience mais de la patience. Il faut perdre du temps, il faut y revenir, il faut déconstruire les cohérences que l’on a déjà pour les défaire, pour trouver la possibilité de cohérences qu’on n’imagine pas, qu’on ne pense pas, mais évidentes en même temps, banales. Il y a un travail de désappropriation qui est de l’ordre d’un processus qui n’est pas totalement codifiable, ce qui fait que la rupture entre ceux qui sont passés de ce côté-là et ceux qui n’y sont pas passés crée souvent une inintelligibilité qui est très difficile à dépasser. Oui, vraiment difficile. Et ce n’est pas une question d’intelligence, il faut avoir mis les mains à la pâte, il faut avoir connu cette sorte de déphasage, ce malaise qui a progressivement produit une désappropriation des évidences qui nous tapissent et à partir desquelles on pense. Pour moi, l’enjeu est là. C’est pour cela que je me suis intéressé au chinois, en tant que philosophe.
Descartes dit : « Il faut faire la guerre aux préjugés ». Mais la difficulté n’est pas dans l’ordre du jugement, elle se situe en amont, Elle est dans ce que j’appelle le pré-attendu, le pré-notionné, le pré-catégorisé, le pré-questionné. Qu’est-ce qu’on pense à se poser comme question ? Qu’est-ce qui est implicite dans nos catégorisations ? Ce n’est pas une affaire d’intelligence, mais une affaire d’occasion. L’occasion qui nous oblige à, qui me conduit à m’interroger sur ce sur quoi ce je ne pensais pas à m’interroger. C’est cela qui fait qu’on peut être mal à l’aise, car dès que la question est formée, tout est fait, peu importe la réponse qu’on y apporte. C’est la question qui est importante. Et surtout celles qu’on ne pense pas à penser. Et pour remonter à ce stade du « ce que je pense à penser », il faut une sorte de traversée du désert, il faut du no man’s land, il faut traverser une zone de désappropriation de sa pensée qui est telle que les gens la refusent. Parce que ce n’est pas que je me sente dépossédé de quelque chose, mais parce que je ne sais plus comment se configure ma réflexion. C’est cette dé-configuration qui est hyper importante. Alors, on le fait ; ou on ne le fait pas. Et si on ne l’a pas fait, on ne comprend pas, on entend, on écoute, on est intelligent, mais ce n’est pas comprendre de la même façon.
DF : Cette même difficulté, ce même écart existe entre les praticiens occidentaux et certains de leurs dirigeants, et cela dans l’entreprise. Que peut-on en penser ? 
François Jullien : Oui, c’est vrai. Cela met le doigt sur les limites du théorique. L’invention grecque est là. C’est le pur savoir, le savoir pour le savoir, pour le plaisir de savoir, dont le modèle est les mathématiques. Ce qui échappe à ça n’est pas de l’ordre de l’intelligence et de la compréhension. Nous ne pouvons pas soupçonner ceux qui ne comprennent pas de moindre intelligence. Il faut un déplacement. Il y a une question d’ambiance, de milieu, de terrain qui fait qu’on y a été ou pas. Et tout de suite, on sait que celui à qui on parle y a été ou non. On comprend tout de suite. La notion d’expérience est trop courte pour le dire, on ne peut surtout pas y accéder par l’empirisme. Je crois que nous sommes encore maladroits en Europe pour dire cela. Heidegger en parle assez bien car il a décrit ce qui est de l’ordre du maniement, avec l’exemple du marteau que l’on a en main. Vous pouvez décrire le marteau autant que vous voulez, tant que vous ne le prenez pas en main, vous ne savez pas comment ça marche. Si vous le décrivez, vous direz : « il y a un manche, etc ». Mais ce n’est pas ça le marteau. Pour décrire ce qu’est un marteau, pour saisir ce qu’est l’essence d’un marteau, il faut que vous le preniez en main et que vous l’utilisiez. Tant que vous n’avez pas manié le marteau, vous ne pouvez pas comprendre. Il y a une notion que je propose - qui vient de Heidegger - celle du maniement. On manie aussi des hommes, on manie des objets, il faut prendre en main. Tant que vous n’avez pas pris en main, il n’y a pas de maniement. L’exemple du marteau est bon car cela signifie que tant que vous n’avez pas manié, votre savoir reste théorique. La connaissance théorique du marteau ne sert à rien si on a besoin de l’utiliser. Vous n’avez le savoir du marteau que lorsque vous l’avez pris en main. Il y a de très beaux textes chinois là-dessus. Il y a très peu d’écrits sur cette notion de maniement, sur le fait de prendre en main. J’en parle dans mon livre sur le temps (Du « Temps » Grasset 2001), à la  page 166, j’utilise les termes « utilisabilité » et « processivité ». Ce que Heidegger appelle un outil, zeug en allemand. Un outil n’existe pas en soi. « Un outil n’est en toute rigueur jamais » dit Heidegger (Page 167 : « Que le caractère de monde-en-tant-qu’il marche ne se signale pas à l’attention est la condition de possibilité de sa marche ; c’est cet enfouissement (effacement) de la capacité propre au procès des choses qui fait leur « processivité »). Par exemple un avion se dit en allemand « Flugzeug », c’est le zeug qui vole (vol-outil), voiture se dit « Fahrzeug », (trajet-outil.) Seul, le zeug n’existe jamais. A ce propos, il apporte une notion intéressante : « Umsicht », le discernement, une façon d’entendre qui guide la manutention. C’est une forme de savoir qui n’est pas directe. Mais quel est alors ce mode de savoir qui permet de manier le marteau et qui est dit par le « Umsicht » ? Comment le dire en français ? Il y a « Um », autour et « sicht », regarder : regarder autour ? Je lis : « Le regard qui se borne à considérer théoriquement les choses est dépourvu de tout entendre, dans le sens qu’ils n’entendent pas, de l’utilisabilité. Cette capacité à employer n’est pas aveugle, elle a sa façon de voir bien à elle que dit la manutention » Il y a là une forme de connaître qui n’est pas un savoir catégorique, C’est un connaître du maniement qui est différent du connaître objectif. Tant qu’ils ne sont pas rentrés là-dedans, ils peuvent aller voir, ils peuvent décrire, mais ils ne peuvent pas comprendre. Effectivement, entre le système conceptuel et ceux qui sont aux prises avec les réalités du terrain il y a un écart qui n’est pas d’intelligence, mais c’est un écart dû à une impossibilité de s’entendre. C’est une part de mon travail, sur ces questions d’efficacité, de remettre en question le rapport théorie-pratique, qui est très codifié, très mort.
Pour beaucoup, la pratique, c’est l’application de la théorie. Cela vaut aussi dans le domaine de la science, où on passe de la mathématique à la physique. Cette conception de l’application d’un modèle dans du réel a été élargie démesurément  Il faut faire entendre cette résistance avec quelque chose qui n’est pas une intelligence théorique mais une intelligence processive. C’est une notion que j’ai développée par ailleurs. Ce que j’appelle « l’intelligence processive » est différente de l’intelligence objective. Notre connaissance de la connaissance objective est elle-même processive, nous sommes dans la logique du cours. Je pense qu’il y a dans cette distinction entre connaissance objective et connaissance processive, pour vous dans le Club des Pilotes de Processus, quelque chose qui peut être utile. Vous avez à penser ce que peut être une connaissance processive qui ne se rangerait plus sous les attendus et les conceptions d’une connaissance telle que nous l’avons  conçue, c’est-à-dire objective.
DF : Il y a quelque chose qui m’étonne, Nous avons intégré cette séparation entre l’observation et l’action. Or, dans l’action, elles se font simultanément. Dans l’entreprise, justement, nous sommes dans un lieu de la transformation, mais nous ne savons plus le dire. Nous nous enfermons dans l’application des façons de faire pensées ailleurs que là où nous sommes. Pourquoi ne réussissons-nous pas à établir un dialogue entre ceux qui cherchent à penser juste, c’est bien de l’action, et ceux qui agissent au quotidien avec des réalités plus tangibles. Car, au final, nous ne sommes pas bons.
François Jullien : Oui, nous manquons de concepts justes. Et c’est un travail qui reste à faire, nous sentons qu’il y a là une lucarne de rationalité. Mais il y a plusieurs rationalités, je préfère employer le thème de la cohérence. Aujourd’hui, il y a un vrai problème, qui est celui de la philosophie à notre époque. Nous découvrons que, effectivement, nous avons fait des choix théoriques, comme cette séparation théorie-pratique, qui ont été extrêmement féconds, mais qui ne couvrent pas des pans entiers de notre expérience. Ces pans ont leur cohérence, mais nous n’avons pas les concepts. Les nôtres concepts sont gourds, c’est-à-dire maladroits, comme engourdis. Notre travail est d’arriver, justement, à produire des concepts adéquats, pertinents, des cohérences que nous n’avons pas éclairées par le biais qui est le nôtre. Ce que je trouve intéressant chez Heidegger, c’est qu’il a cherché en amont de l’intelligibilité développée par la grande philosophie grecque, par Platon et Aristote notamment, ce qui se trouve chez les pré-socratiques et qui est en amont de la coupure théorie – pratique. C’est le savoir du marteau, qui n’est pas un savoir tel que les Grecs l’ont conçu, c’est-à-dire un savoir purement spéculatif. A notre époque, nous sommes incités à remettre au travail notre raison, à remettre notre pensée en chantier. Et ce n’est pas une question de relativisme. Les cohérences qui ont prévalu à l’époque d’Aristote et de Platon - contre celles des présocratiques - avaient leur rendement pour éclairer une certaine logique d’expérience, mais pas autant pour d’autres. Notre devoir, à notre époque, est de circuler d’une forme d’intelligibilité à une autre pour ré-élaborer conceptuellement ce vis-à-vis duquel nous n’avons que des concepts gourds. Oui, c’est là un vrai beau sujet. « Ceux qui n’ont pas pratiqué ne peuvent comprendre », oui, c’est bien cela.
DF : Lorsque je m’oriente à l’aide d’une boussole, cela me permet de me situer par rapport à une direction, celle du nord car la boussole me l’indique. Si je vais sur le pôle, la boussole tourne folle, elle ne m’indique plus rien. Pourquoi ne pas se donner un ensemble analogue de points de repère que nous n’aurions pas besoin de définir en soi, mais dont nous pourrions avoir l’idée en tête. J’ai pensé aux quatre repères suivants : le réel ; l’autre, soi et le processus. Cela pourrait se traduire, par exemple, par des questions comme : que faisons-nous ici ? Qui est l’autre ou que souhaite-t-il ? Qui suis-je, ou pourquoi suis-je ici ? Que se passe-t-il ? En prenant ces points de repère sous forme de questions, cela me permet d’échapper à toute nécessité de définition préalable ; je demeure disponible à ce qu’il se passe, sans « perdre le nord ». Qu’en pensez-vous ?
François Jullien : Le fait intéressant et nouveau est que l’on ne cherche pas à définir les éléments. Ce qui est différent de non-définissable qui n’apporte pas grand-chose. On pense en général que pour construire quelque chose il faut définir les éléments. Pas ici. Ce n’est pas parce que c’est variable, mais parce que ce n’est pas pertinent de définir. Et nous n’avons pas explicité cela, pas tout à fait. Il y a les combinatoires etc, mais ce n’est pas ça, c’est la question de ce qu’il se passe. Donc il y a quelque chose de l’ordre de la cohérence (adhéré ensemble), notion plus riche que celle de rationalité, et qui marche très bien à l’épreuve de la Chine. Il y a un très beau terme en chinois, « li ». J’ai fini un livre sur l’invention de l’idéal, et le dernier chapitre traite des formes de raison. Je parle d’une raison par modélisation du côté européen, et d’une raison par conformation du côté chinois, et le terme travaillé par les chinois depuis toujours, et par lequel on traduit une raison est le « Li ». Le « li » est la veinure du jade. Pour nous, la raison, c’est le logos, c’est la parole, les articulations, le raisonnement. Logos est le terme pour dire raison. Les chinois disent « li », la veinure du jade. Plus vous polissez le jade, plus la veinure apparaît, vous taillez le jade en fonction de la veinure. Vous devez trouver la veinure et tailler la pierre en fonction de ce que vous découvrez. Chez nous, nous projetons une forme, nous prenons la matière et nous la transformons comme prévu. En Chine, ce n’est pas ça du tout, il faut trouver la veinure, la cohérence interne, en tirer le meilleur parti, trouver la forme qui va s’inventer et qui va découler de la ligne de moindre résistance.
Je pense que la notion de zeug, en allemand, dit mieux cela que le français outil. Si l’on prend des mots français, il y a un rapport sémantique intéressant entre la procédure et le processus, ils se rejoignent. Au fond c’est la même chose, c’est tao. Cela dit aussi bien mon tao que le tao du monde. Le point de rencontre entre procédure et processus est au cœur des choses. Le processus est plus objectif et la procédure serait d’ordre plus subjective et pilotée par moi, le point ou les deux se rencontrent est intéressant à penser. C’est un peu la processivité.
Dans l’un de ses dialogues les plus célèbres, Zhuangzi met en présence un homme de métier, un boucher, et un prince. C’est tout l’art du maniement qui est en cause. Le boucher, lorsqu’il travaille, ne rencontre plus de résistances, mais aux points difficiles il reste vigilant afin que cela ne s’obstrue pas. Le couteau ne s’use pas, à la fin, il est comme tout neuf car il ne rencontre plus de matière. Au début il dit « je voyais le boeuf, en entier », mais après il n’y a plus la masse du bœuf. Le temps s’arrête et son esprit prend le relais. En fait, il a fait une sorte de radioscopie du bœuf, qui fait qu’après ce n’est plus du tout le même maniement, mais c’est l’acquis par le maniement qui fait que finalement il n’y a plus de matière résistante et qu’il n’use plus son couteau. Aux points difficiles, il est attentif, vigilant au point que les choses se passent. C’est bien la processivité, : on est dans un cours continu de procédure et de processus. Contre le savoir lettré, Zhuangzi utilise la langue des artisans. Je vous renvoie essentiellement à mon livre (Nourrir sa vie, Seuil, pages 89 et suivantes), vous avez un chapitre là-dessus. Si on reprend l’exemple du boucher, au départ il y a le bœuf, puis, ensuite, il le traverse de part en part, sans aucune difficulté, et il dit bien qu’il y a un passage. La notion importante est celle-ci, il y a un passage, comme, par exemple, lorsque l’on se demande « comment tu vas ? ». Faire en sorte que « cela passe » tout le temps. C’est tout un art. Ce texte est connu, mais il y en a plein d’autres. Lorsque le Prince s’exclame « Admirable, vraiment. A quoi peut en arriver la technique ! ». Le boucher dépose son couteau et répond : « Ce dont je suis épris est le tao et cela dépasse toute technique. Quand je commençais à dépecer des bœufs, je ne pouvais m’empêcher de voir le bœuf tout entier. Puis, trois ans plus tard, celui-ci ne s’imposait plus à moi tout entier. A présent, je le rencontre par une appréhension décantée et spirituelle au lieu de le regarder seulement des yeux ; quand le savoir des sens s’arrête ma faculté spirituelle aspire à le relayer en s’appuyant sur la structure naturelle (« céleste ») de l’animal » Le boucher continue et le Prince reprend en disant : « Admirable, vraiment ! En entendant les paroles du Boucher, je comprends ce que c’est que nourrir sa vie ». Alors là, c’est intelligent. Ce geste n’est pas du tout technique, le boucher « nourrit sa vie ». J’avais participé à un colloque, il y a quelques années, et, à la fin, je leur ai dit ; : «  il y a une notion qui n’est pas apparue, et qui est fondamentale, c’est le métier ». Et nous, intellectuels, philosophes, nous exerçons un métier. Dans le métier, il y a de la résistance, il y a de l’outil et de l’historique, et il faut que cela passe, que les résistances s’estompent. Le tao, c’est ce qui ne s’obstrue pas, il y a tao lorsqu’il y a passage.
Quand vous dites que la matière est ce qui résiste et que lorsqu'on a acquis une telle maîtrise elle  n’existe plus, c’est exactement ce que disent les chinois de l’art de la peinture et de la sagesse. Au départ si vous êtes l’homme de bien, vous peinez. Pour le Sage, l’objectif est de passer de la difficulté à la spontanéité, du difficile au facile, passer de l’homme de bien au sage. Vous travaillez, vous essayez, et puis, un jour, « ça vient », il y a un renversement. Dans la pensée occidentale, on ne dit jamais ça, au contraire, on y a toujours dit que la peinture est une bataille, de bout en bout ; même les pommes de Cézanne sont une bataille. Il y a toujours l’idée qu’il faut vaincre, il faut imposer un projet. Ce moment de basculement est le point d’aboutissement de la maîtrise vers la non-possession de la maîtrise. On renverse la résistance en immanence. C’est comme le piano, vous faites vos gammes et puis un jour, «ça vient ». Ce « ça vient » est typiquement l’indicatif de ce renversement. Quel est ce moment donc qui est celui où cette inversion de la difficulté, de la résistance, de la matière, se transforme en fluidité ? Ce moment qui est un pont d’aboutissement de la maîtrise et de non-maîtrise, de dépossession de la maîtrise. Je crois que c’est vraiment un renversement qui se fait. Il y a là un point que les philosophes, qui ont des formules, nomment le « retour d’immanence ». Car cela revient comme un retour sur investissement. Là c’est tout l’investissement d’une vie de travail. Il y a retour. Vous avez peiné, et cela vous est rendu. Il en va de même avec les philosophes. Lorsque vous leur faites remarquer cela, ils ont peur parce que l’on cherche à élaborer des cohérences qui en dérangent d’autres. C’est tellement facile de dire que c’est exotique. Mais ce retour sur expérience, ce retour sur soi est quelque chose qui résiste. La difficulté est la même, lorsque vous interrogez des gens de métier, soit ils parlent bien parce qu’ils parlent sans s’écouter, et ils laissent passer des choses intéressantes, soit ils réfléchissent à ce qu’ils vous disent, et dès qu’ils réfléchissent et bien c’est mort. Il faut les laisser parler sans qu’ils sachent qu’ils parlent, les enivrer de façon à ce qu’ils disent la vérité de leur agir sans qu’ils y pensent.
Il faut cependant rappeler que les philosophes ont très bien exploré les façons de penser et les façons d’utiliser ce qui résiste grâce à la prise que cela nous donne. Il y a deux termes grecs « aporie », quand la question est bloquée, que je n’arrive plus à penser, et euporie, lorsque cela passe. Poros veut dire passage en grec, on est toujours dans le thème du passage. Les Grecs ont très bien montré que c’est dans l’aporie, dans le blocage de la pensée, qu’est la solution, l’euporie. La solution est dans la façon dont j’ai monté la question, c’est là que se trouve impliquée la solution. Si on se donne la peine de montrer les contradictions, c’est que dans la forme que vous utilisez se trouve la prise de la solution. Les Grecs ont très bien compris comment se faisait le passage dans la pensée. C’est pour cela qu’Aristote parle de la construction des difficultés. L’obstruction est un temps du passage. La forme de l’obstruction donne la voie du passage. Pour ma part, je passe par la Chine, c’est pour tenter de bouger notre imbougeable. Nos conceptions sont tellement installées en nous que j’ai cherché une forme de décalage. Et pour remettre en jeu ce qui était immobilisé avec cette idée, néanmoins, que toujours nous pensons à partir d’un pensé. Il y a toujours des choses installées en nous que nous ne percevons. Penser est toujours conditionné, mais en faisant jouer les conditions, on acquiert une sorte de maîtrise et d’aisance. C’est pour cela que je parle de concepts gourds. Comme le maniement gourd des outils. Nous sommes gourds, ce qui signifie que cela ne circule plus, cela ne bouge plus. C’est donc figé, et on ne peut rien faire avec. »

jeudi 30 août 2012

Théorie, Règles, Pratique


Cette fois-ci, je vous propose une réflexion qui a mis beaucoup de temps avant d'émerger sous la forme que vous allez découvrir. Comme toujours les choses les plus évidentes sont invisibles tant que l'on ne les a pas découvertes ("Bon sang, mais c'est bien sûr !"). Cela dit je peux aussi être la victime d'une illusion, d'un reflet déformant ou d'un effet d'optique : notre esprit sait très bien produire ce genre de phénomènes !
Le "détail" qui retenait mon attention était celui du temps et de l'incertitude. Comment raisonner aujourd'hui pour préparer mon avenir si demain est imprévisible ? Les risques d'extension de la crise de l'économie mondiale sont tels qu'il me semble que nous agissons tous "comme si" tout allait continuer comme avant. Je me sens bien incapable, pour ma part, de penser quelque chose d'utile en la matière. Mais cela ne m'empêche pas de me demander comment conduire ma propre vie. Et là, il me manquait un outil de travail : tous nos raisonnement sont fondés sur des axiomes, des hypothèses qui sont fixées dans le temps. On "pose" un axiome, on émet une hypothèse, et puis on raisonne, on construit des théorèmes, et là, on peut conclure. Oui, mais si les bases fluctuent de façon imprévisible, comment raisonner ? D'où la question que je me suis posée un jour : peut-on imaginer une mathématique à base d'axiomes instables ?



Notre façon de raisonner est liée à des bases fixes. Une axiomatique est un ensemble non contradictoire de propositions élémentaires admises sans démonstrations et reposant sur un ensemble de définitions. Voici quelques exemples d'axiomes : "Il existe toujours une droite qui passe par deux plans" (Euclide), "0 est un entier naturel", "Tout entier naturel possède un successeur"(Peano).

N'étant pas mathématicien, je ne vais pas m'aventurer plus avant dans cet univers passionnant ni dans celui des sciences en général qui procèdent de la même démarche, mais je retiens ce point qui maintenant me semble central : un axiome comme une hypothèse sont des propositions que l'on pose, ils sont fixes et l'on s'appuie ensuite dessus pour construire soit une mathématique soit une théorie scientifique. 
Si l'on considère que le monde est en mouvement permanent, y compris nos pensées et que l'idée de l'immobile n'est rien de plus qu'une idée qui évolue elle aussi, on peut alors se demander comment se donner des outils de réflexion compatibles avec le mouvement infini des choses.

D'ailleurs, en disant "outil", j'inclus bien une idée de fixité, ici celui de l'outil. Mais la question n'est pas de penser l'impensable (je crois que le mouvement échappe sans cesse à la pensée, ce qui ne l'empêche pas d'être définissable), la question est de savoir si je peux me fabriquer un "outil" conceptuel qui saisisse non pas du fixe, comme une axiomatique, mais du mouvement. Je distingue bien ici, la fixité de l'outil de la fixité de ce qui est saisi par l'outil. Ou dit autrement, un axiome est un outil conceptuel qui saisit quelque chose de fixe, existe-t-il alors une autre sorte d'outil conceptuel qui saisirait quelque chose qui serait en mouvement ?

J'avais posé la question à quelques uns de mes amis "ingénieurs", et je n'ai jamais obtenu d'eux de réponse. Ils m'ont regardé, ils ont souri, et je ne sais plus ce qu'il s'est passé ensuite dans leur esprit. 
Mais comme ils auraient pu me retourner la question, j'ai cherché comment je pourrais y répondre avec les moyens un peu rudimentaires que j'avais à ma disposition.

Une ancienne phrase, que je m'étais construite à usage personnel me revenait à ce moment souvent en tête : "Les réponses ferment, les questions ouvrent. Pourquoi vouloir alors répondre aux questions qui se posent à nous ?". Par exemple, la question : "Qui suis-je" est inusable. Chaque réponse que l'on peut lui donner n'est intéressante que sur le moment et dans des circonstances particulières, car comment répondre en soi à cette question ? En y réfléchissant, cette question est comme un "outil", car on peut se la poser toute la vie et se mettre ainsi régulièrement à jour avec soi-même. De même une question comme "est-ce que je m'y prends de la meilleure façon ?" peut vous aider à rester sans cesse attentif à ce que vous faites et ainsi éviter de tomber dans un geste routinier.

Depuis, je me suis habitué à vivre avec un certain nombre de questions qui m'aident à vivre. Si je regarde maintenant à quoi correspond une question, je peux me dire qu'elle est comme un outil dont je me sers pour vivre. Une question n'est pas un axiome, ce n'est pas une réponse qui fixerait quelque chose, mais une attention à quelque chose de précis et que je peux redécouvrir différent de ce qu'il était à chaque instant. Si j'associe axiome à réponse, je peux associer question à autre chose qu'un axiome. J'ai la fixité de l'outil, une réponse ou une question, mais ce qui est contenu par une réponse diffère de ce à quoi renvoie une question. Avec des réponses, des axiomes, je peux construire une axiomatique, que pourrais-je alors construire avec un ensemble de questions ? Il y a certainement là une piste de travail intéressante à poursuivre.

Laissant ces réflexions flotter au gré des jours et des mois, elles en rencontraient d'autres, et notamment celles qui associent travail et points de repère. Un menuisier, un sportif, un artiste comme un chercheur ou un patron travaillent tous avec des points de repères. Le temps en fait généralement partie, mais pas toujours, cela peut être une distance, des chiffres, une qualité particulière, un accord, un horizon, une sensation etc. Les réponses aux quatre questions : "Quoi ? Combien ? Quand ? Avec quels moyens ?" peuvent assez bien circonscrire un travail à faire, complétée par le "Comment ?" que peuvent se poser ceux qui vont faire le dit travail. Un ancien carrossier du Dauphiné (lu dans le très intéressant « Le Biais du gars », de Noël Denoyel que je cite de mémoire) confirmait cette idée en disant que la seule vraie question d’un homme de métier était de savoir « Comment il allait s’y prendre » en toutes circonstances.

En prolongeant cette piste de réflexion, je me suis demandé quel pouvait être le lien entre « point de repère » et les règles d’un jeu. On peut dire qu’un jeu est défini par un nombre limité de règles – au pluriel – précises et non discutables. Ces règles définissent le jeu. A l’intérieur de ces règles, le jeu est libre. Il peut y avoir un terrain et un temps, délimités de telle ou telle façon, un support particulier comme des cartes à jouer, un échiquier ou un damier, un plateau, des pièces, un ballon, des objets etc. Et puis il y des choses que l’on peut et d’autres qu’on ne doit pas faire : on ne dépasse par exemple pas telle limite, éventuellement dans telle ou telle circonstance, et il y a un objectif dont l’atteinte se mesure de différentes façons. Ce que l’on peut retenir, c’est qu’il existe une infinité de jeux mais que tous ont un nombre limité de règles, et que c’est chaque ensemble de règle qui définit précisément le jeu dont il s’agit.

Si l’on rapproche le fait que le joueur est libre de ses gestes à l’intérieur de règles données du fait que le travail peut aussi s’exercer librement à l’intérieur des règles du métier ou encore du fait que les citoyens d’un pays peuvent agir en toute liberté (dans les Etats qui leur en laissent la possibilité) à l’intérieur des Lois en vigueur, on se dit que nous avons là un type d’outil qui n’est pas fondé sur des données, mais sur des limites. Dans ces limites, ce que nous pourrions alors appeler les réponses, sont libres. Ici le temps n’est pas arrêté. Le mouvement est circonscrit mais il n’est pas nié.
Finalement, une règle, que ce soit une règle de jeu ou une règle de vie, peut saisir l’évolution du monde sans avoir besoin d’être modifiée. Les théories scientifiques que nous connaissons sont marquées par leur temps, alors que les règles de vie que proposent Senèque ou Epictète (je ne lis ni n’écrit ni le latin ni le grec, mais je peux avoir accès à leurs traductions et me rendre compte que ce que je lis est toujours d’actualité) sont toujours applicables aujourd’hui, alors que nos vies ont été profondément transformées depuis.

Construire un ensemble de règles, qu’il s’agisse d’un jeu ou des Lois régissant un domaine particulier d’une société est un travail extrêmement technique et rationnel. Ce travail n’aboutit pas à un ensemble théorique mais il permet d’agir. Il me semble alors légitime de considérer que la polarité « Théorie-Pratique » est incomplète, et qu’il serait astucieux de lui ajouter un troisième pôle, celui constitué par la notion de Règle. Dans cet ensemble, Théorie, Règle et Pratique, on retrouverait deux outils, le premier qui fixe un certain nombre de liens repérés et considérés comme stables et applicables pendant un moment donné qui nous donnent une représentation modélisée de la réalité, le second qui nous permettrait de guider notre action sur la durée en nous donnant des limites que nous considérerions comme stables pendant ce même moment d’action. Et puis resterait la pratique.

Pour ma part, j’ai résumé ces réflexion par la phrase : « une théorie tient ensemble des idées de façon cohérente, des règles tiennent la cohérence d’une action sur la durée »

La question que je me pose, est de savoir pourquoi on fait si peu de cas de la notion de Règle et si grand cas de l’approche théorique dans l’action. Plutôt que de donner des règles, on explique, et on pense que cela devrait suffire. Et chacun peut observer que c’est rarement le cas. Alors pourquoi s’évertuer à expliquer pour agir ? Je n’ai nul besoin d’expliquer qui je suis ni ce qu’est le monde pour vivre et agir, mais j’ai besoin de règles pratiques. Pourquoi « Ex-Pliquer » lorsque l’on a besoin de savoir comment s’« Im-Pliquer » ?
Pourquoi, dit autrement, la logique de la Science l’a à ce point remporté sur la logique du Droit ? Les deux approches, assemblage d’axiomes et assemblage de règles, me semblent parfaitement équivalentes en terme de rationalité et d’efficacité, sauf que l’une se construit sur des affirmations et l’autre sur des points de repères dont la réalité ne se découvre que sur l’instant. Nous avons là une belle complémentarité d’outils, pourquoi s’en priver ?

Serait-ce un effet de la nostalgie des tranquilles certitudes de l’enfance, ou celles qu’offraient certaines Religions lorsqu’elles dérivaient en outil de pouvoir et que nous offriraient aujourd’hui les sciences ?

Mais en oubliant que la Science est fondée sur le doute et non sur de quelconques vérités . . . 


lundi 25 juin 2012

Matière à réflexion


Avez-vous remarqué que tout geste comprend une grande part d'automatisme ?

Lorsque nous découvrons une nouvelle situation, nous sommes attentifs à l'environnement, aux effets de nos premiers gestes et puis, la maîtrise venant, nous intégrons progressivement dans nos gestes de nouveaux automatismes qui nous permettent de libérer notre esprit pour aller plus loin.

On pourrait ainsi dire qu'une grande part de nos gestes sont inconscients. Lorsqu'il y a une difficulté, et comme le menuisier qui retourne la table qu'il travaille, nous ramenons la situation à notre conscience pour corriger nos gestes et puis nous replongeons dans le geste. A contrario, les sportifs comme les artistes remarquent souvent qu'il faut faire attention aux mauvais plis qui pourraient se prendre si l'on ne fait pas suffisamment attention aux gestes que l'on pratique lors de la phase d'apprentissage car ensuite ils ne cesseront d'interférer avec les autres gestes que nous chercherions à maîtriser.

D'une certaine façon, on peut se dire qu'il y a là une forme de coopération entre la maîtrise du geste et l'attention portée à ce que l'on fait. Ce que je retiens ici, c'est la dissociation entre le geste et la conscience. Pour monter en puissance, d'une certaine façon, la conscience délègue à l'automatisme du geste appris la responsabilité d'une part de plus en plus importante de l'action.

Pourrait-on explorer plus avant cette économie du travail de la conscience pour atteindre les résultats que nous souhaitons obtenir ? Posée autrement, la question est : avons-nous besoin de réfléchir à tout ce que nous faisons et à tout ce que nous devons faire pour aboutir ? Si je me pose la question c'est qu'il arrive souvent que lorsque l'on cherche à obtenir un résultat dans un domaine nouveau pour nous, ce sont nos cadres de pensée qui nous empêchent en général de voir ce qui ensuite peut nous apparaître comme des évidences. Wittgenstein avait écrit quelque part, je cite de mémoire : "La volonté de comprendre empêche de comprendre".

Il existe de nombreux conseils allant dans ce sens, issus de l'expérience, transmis et discutés en permanence entre praticiens et faisant l'objet de nombreuses controverses de métier. Parmi ces conseils, où ces règles, il y en a de nombreuses qui sont comportementales


La question que je me suis posée est de savoir s'il est possible, dans certains cas, d'économiser un travail de réflexion (et donc d'économiser du temps, de la fatigue, des discussions inutiles et également d'éviter des risques d'erreurs) et de le remplacer par une procédure (le mot a peut-être mauvaise presse mais il est assez proche d'automatisme, et pourquoi le rejeter a priori ?).

Afin d'y réfléchir, je vous soumets un cas que l'on pourrait qualifier d'école. 
Remarque : il n'est pas nécessaire, pour ceux que ce type d'exercice rebute, de rentrer dans l'exercice pour comprendre la suite de la réflexion que vous pouvez retrouver plus bas, à l'*.

Voici ce cas :

On vous donne la consigne suivante en vous tendant un paquet de 13 cartes à jouer (par exemple tous les trèfles d'un jeu de 52 cartes) :

- "Vous devez organiser l'ordre des cartes de ce jeu de façon à ce qu'une fois fait et l'ayant en main, vous preniez la première carte au dessus du paquet et la posiez sur la table devant vous, puis preniez la carte suivante et le glissiez SOUS le paquet que vous avez en main. Puis vous preniez la troisième carte que vous posiez devant vous sur la première, puis preniez la suivante que vous glissiez sous le paquet que vous avez en main. Dit autrement vous posez alternativement les cartes sur la table et sous le paquet que vous avez en main. Et vous allez jusqu'au bout.

- L'ordre dans lequel doivent sortir les cartes, toutes jusqu'à la dernière, est l'ordre croissant strict : 2, 3, 4, etc jusqu'à l'As."


a) Poser le 2, b) mettre la suivante sous le paquet, c) poser le 3, d)  mettre la suivante sous le paquet, e) poser le 4 etc
C'est tout.

Essayez !


En général, on commence par réfléchir. On se demande comment il faut organiser les cartes pour qu'en appliquant la consignes donnée, elles sortent bien dans l'ordre demandé. Le plus souvent, on pose les cartes devant soi, comme ceci :


Façon habituelle de procéder : on met les premières cartes face visible et les autres retournées et puis on progresse carte par carte
Pour ceux que cela intéresse, oui, il existe (ou a existé) des cartes à jouer dessinée par Peynet ;o)

Et puis on essaie pour voir si on a bien rangé les cartes en déroulant le jeu comme demandé.

. . . et cela ne marche pas toujours !

Parfois au lieu du 9 c'est le Valet ou le Roi qui sort. Alors on recommence. Les bons vont jusqu'au Valet ou même la Dame. Atteindre le Roi (et par conséquent l'As) est très rare : tout le monde n'a pas la bosse des enchaînements !

(*)
Il existe cependant une autre façon de réfléchir au problème posé, notamment pour ceux qui ne bénéficient pas de cette fameuse bosse ou qui sont plus sensibles aux plaisirs de l'exploration et de l'imagination qu'à ceux de la déduction pure.

Si l'on imagine qu'un joueur ait réussit à ranger ses cartes de la bonne façon (celle qui marche) et qu'on imagine qu'on l'ait filmé pendant qu'il les posait sur la table en suivant la consigne, on peut déjà se dire que l'on aura là un bon souvenir ! Mais on peut aussi imaginer (et oui, il y a en a qui aiment bien imaginer !) que l'on passe ensuite le film à l'envers. Oui, à l'envers ; et pourquoi pas ?

Que verra-t-on dans ce film passé dans le sens inverse de la séquence qui a été filmée ?

On verra d'abord le paquet entier posé sur la table, avec l'As sur le dessus et toutes les cartes en ordre jusqu'au 2 en dessous. Et puis on verra a) la main droite (il faut bien en choisir une !) prendre cet As, retourner cette carte et la poser dans la main gauche, b) puis la main droite prendre le Roi, la retourner et la poser sur la première carte, c) puis on la verra prendre la carte d'en dessous du paquet tenu dans la main gauche pour la poser au-dessus du paquet, d) puis prendre la Dame et ainsi de suite. A la fin le jeu en main est obligatoirement rangé comme demandé.

Si l'on regarde ces images, il n'est pas impossible que l'on se dise que pour répondre à la question demandée, il suffit de suivre le même processus que celui du film passé à l'envers : si je range mes cartes dans l'ordre demandé à la fin, de l'As au 2, et que je les "rembobine" une par une tel que me le montre le film, j'aurais obtenu ce qui était demandé au départ, les cartes du paquet seront ordonnées de façon à ce que si on les pose sur la table conformément à la consigne : le 2 sortira, une en dessous, puis le 3 sortira, une en dessous, et ainsi jusqu'à ce que le Roi et l'As sortent. Tout cela sans aucun risque d'erreur.

Morale de cette histoire : On peut se dire que il y a parfois des réflexions objectivement inutiles. Sauf s'il s'agit de se faire plaisir . . . "Pourquoi faire simple lorsque l'on peut faire compliqué ?" comme se le demandaient déjà les Shadoks dans les années 70 !

Ici, lorsque l'on a vu que l'on pouvait passer par le processus inversé suggéré par l'image du fim passé à l'envers, la méthode employée a l'avantage d'être :
- beaucoup plus facile 
- beaucoup plus rapide
- et beaucoup plus fiable (sauf évidemment si on mélange les cartes !)

Cela fait quand même beaucoup d'avantages !


Et puis il y a une réflexion, plus large, que l'on peut retirer de cet exemple.

Il m'est souvent arrivé de constater que si on demande à un professionnel d'obtenir un résultat dans son domaine, une fois accepté, il y arrive toujours. De loin on pense souvent qu'il a réfléchi à ce qu'il allait faire et que, tout simplement, il l'a fait. En réalité, cela ne se passe pas tout-à-fait ainsi. Il a fixé des étapes comme autant de points de repères, et puis il s'est mis au travail. Si on lui demande précisément comment il a fait entre deux étapes, il ne saura pas forcément vous répondre : il vous dira probablement : "viens, je vais te montrer". Le geste fonctionne un peu comme s'il suffisait d'avoir en tête le résultat à obtenir et de regarder d'où l'on part pour que le geste se déploie "comme il faut". 
Le geste se déroule comme un film à l'envers : on part du résultat à atteindre, puis le geste s'exécute de façon à atteindre le résultat. Pendant ce temps, la conscience est absente, la tête se contente de suivre du regard et de l'oreille ce que fait le geste.

Cette réalité est très difficile à admettre par ceux qui ne l'ont jamais observée. C'est pourtant quelque chose d'évident pour les praticiens, les sportifs, les artistes, les artisans mais aussi pour tant d'autres comme les chercheurs et les philosophes !

Rapprochons cette observation de notre exemple avec les cartes à jouer, qui n'est donné ici que pour montrer qu'il est possible de raisonner de façon différente. On pourrait se demander, en pensant à l'organisation du travail en général, s'il est vraiment utile de réfléchir autant pour définir dans le détail toutes les actions que doivent mener les acteurs d'un projet, méthode qui d'après ce que j'en sais ne marche pas très bien. Ne serait-il pas plus astucieux de donner quelques points de repères précis à ces acteurs (le Quoi, le Combien et le Quand par exemple) afin qu'ils prennent en charge eux-même la façon d'y parvenir (le Comment) ?
Si on a validé qu'il s'agit de professionnels dans leurs domaines respectifs, ils sauront trouver - je reprends l'analogie avec le jeu de cartes - l'ordre dans lequel ils doivent enchaîner leurs actions les unes avec les autres afin d'aboutir. Pour eux c'est le fruit d'une expérience, alors que pour l'expert ce n'est que de la réflexion. 

Dans ce cas, pourquoi ne pas tirer parti de ces compétences, non pas mécanistes mais proprement humaines, pour réussir ? L'exemple des cartes montre clairement que, parfois, il faut faire l'économie de réflexions inutiles.
Ce serait :
-> tellement plus économique
-> tellement plus efficace
-> et tellement plus stimulant !

Alors, pourquoi ne le fait-on pas ?

Je crois malheureusement que cela fait des années que nos dirigeants (et nos politiques !) ne s'intéressent plus beaucoup au travail humain et à ce qu'il est vraiment. En général ils le méconnaissent car ils écoutent non pas ceux qui savent faire mais ceux qui aiment (trop !) réfléchir au travail des autres afin de l'organiser dans le détail. Résultats : les manageurs praticiens ont presque tous disparu, des ingénieurs ou "des experts" qui ne connaissent pas toujours le métier ont pris leur place et les acteurs s'ennuient à mourir au travail.

C'est dommage pour nous tous.


dimanche 22 avril 2012

Le Métier, peut-on le dire avec des mots ?



Pour pénétrer dans l’univers du métier, il ne faut pas, curieusement, commencer par tenter de le définir, il est préférable de l’aborder par le biais de l’expérience que nous en avons, chacun de nous. Lorsque nous rencontrons une personne ayant le même métier que nous, nous commençons à parler avec elle, nous cherchons des points de compréhension, et nous construisons progressivement un terrain d’entente nous permettant ensuite d’aller plus loin et de profiter pleinement de cette rencontre en ce qu’elle est susceptible de nous donner des éclairages sur notre propre pratique et auxquels nous n’aurions peut-être pas pensé auparavant. C’est toute la force des rencontres professionnelles que de permettre cette sorte d’échange où l’autre nous aide à mieux réfléchir nos propres pratiques.

Le rencontre entre deux personnes, ou deux groupes de personnes, ayant des façons différentes de voir le même métier, est en effet féconde car elle oblige chacun a préciser ses propos, à mieux les définir, et ainsi à se rapprocher encore un peu des spécificités qui sont les siennes. Cela fonctionne également avec des métiers différents car si, de part et d’autre, chacun fait l’effort de comparer ses pratiques en profondeur il trouvera des points communs – on en trouve toujours ! – avec ses interlocuteurs et aura gagné ainsi une nouvelle occasion de réfléchir à son propre métier.
Si nous revenons au mot « Métier » nous remarquons qu’il renvoie à des réalités perçues par chacun de nous et qu’il nous permet de les désigner. Un boulanger ou un menuisier évoquent chacun une image de métier traditionnel associé à des réalités physiques propres, la farine pour l’un et le bois pour l’autre. Nous pourrions décrire avec nos mots ce que nous percevrions de ces métiers si nous nous en rapprochions. Si nous considérons le menuisier, nous pouvons imaginer qu’il choisit son bois selon le meuble qu’il réalise, si c’est là son activité, qu’il scie, qu’il agence, qu’il assemble, qu’il évalue, qu’il juge, qu’il polit, qu’il vérifie, éventuellement qu’il peint ou qu’il vernit, qu’il livre, qu’il explique, qu’il installe. Nous pouvons remarquer que le bois qu’il a utilisé au départ n’a cessé d’être transformé. Cependant, pour décrire ce qu’il fait à un autre menuisier, prenant appui sur l’expérience partagée d’une même réalité propre à leur métier,  il va utiliser des mots et des expressions particuliers que nous ne pouvons même pas imaginer. Si nous avions été des apprentis dans ces métiers, en dehors des gestes que nous aurions dû apprendre en les pratiquant sans relâche, nous aurions également appris tout un langage nous permettant de pénétrer dans l’univers de ce métier particulier et d’être capable d’ajuster progressivement nos gestes à ceux des autres. Chaque métier développe ainsi un langage spécifique, et plus un métier se spécialise, plus le langage qu’il utilise se précise et se singularise.
Nous pourrions prolonger ce rapide tour d’horizon en prenant des exemples de métiers n’étant pas liés à des matières physiques telles que le sont la farine ou le bois mais à des réalités « immatérielles ». Le comédien comme l’instituteur rentre dans cette catégorie et chacun d’eux développe un langage particulier pour se comprendre avec ses pairs. Si nous allons plus loin, nous pouvons également prendre en considération le fait que le mot métier peut également désigner les activités d’un ensemble plus vaste de personnes. Evoquer les métiers de l’information ou ceux de la finance, par exemple, renvoie non plus à des activités individuelles mais à des réalités plus complexes touchant tout un secteur.
Dans chacun de ces métiers se développent des langages spécifiques, et dans chacun d’eux des hommes et des femmes transforment des réalités afin de rendre un service particulier.
Chaque métier a ses particularités, son langage, mais dans chaque cas, pourtant, nous utilisons le même mot « métier » pour désigner ces réalités, distinctes les unes des autres. On peut tenter de préciser le point commun désigné par ce mot. 
Le mot métier ne décrit pas une réalité tangible comme nous l’avons vu car cette dernière est propre à chaque métier, mais il décrit plutôt un type de relation entre des sujets et des réalités concrètes. Tout métier qui s’exerce transforme concrètement une réalité donnée, ce qui demande un travail et un savoir-faire spécifique. Et comme nous venons de le voir, tout métier peut être exercé par une personne ou par un ensemble de personnes. On peut associer le mot métier à chacun de ces « savoir-faire spécifiques » en précisant que la spécificité en question touche à la nature même de ce qui est transformé, non à la notion de métier en tant que telle. Le Métier nomme une relation active à des matières diverses, qu’elles soient matérielles ou immatérielles, individuelles ou collectives. C’est la relation aux choses. C’est probablement pour cette raison que le mot réapparaît lorsque l’on parle du métier de telle ou telle entreprise, ou encore du métier de père ou de mère : c’est l’engagement intime d’une ou plusieurs personnes dans une activité importante pour eux qui est ainsi souligné.
Il faut ajouter à ce savoir-faire, ou plutôt l’y intégrer, la capacité à répondre à un besoin, une attente, à une demande spécifique également. Un métier est toujours exercé au bénéfice d’autres personnes, son étymologie en conserve d’ailleurs la trace puisqu’elle contient l’idée de ministère (d'après le Petit Robert, métier viendrais du croisement entre Ministerium, menestier, ministère et Misterium, mestier). Le métier est un service. Nous retrouvons ici la notion de relation mais appliquée à autrui : c’est la relation à l’autre, celui ou ceux à qui l’on destine le produit de son activité. La finalité du métier est orientée vers autrui.
Ainsi, si chaque situation est différente, si chaque domaine est particulier, si chaque métier a ses savoir-faire propres, ils sont cependant tous pris dans un seul et même jeu de relations : le métier désigne la capacité à produire un service – cela peut passer par la fabrication d’un objet - à partir d’une réalité donnée, nous pourrions dire une matière, au bénéfice d’autrui. Il y a là, si l’on veut avoir une approche plus analytique, relation aux choses, relation aux autres et relation à une technicité. Tout métier se situe au cœur de ces trois pôles. Pour être complet, il faut ajouter un 4° pôle, celui de la relation à soi, car tout métier est exercé par une ou plusieurs personnes, il n’est pas une entité « en soi », dissociable des personnes qui l’exercent. Réussir ne se fait par hasard, cela demande de l’attention et de la volonté. Exercer un métier est une activité dans laquelle la ou les personnes s’investissent. Cela se remarque dans des expressions telles que « non, cela n’est pas mon métier » ou « je suis professeur » ou encore, « ce n’est pas un vrai métier, mais cela me permet de vivre ».
Reprenons nos quatre pôles circonscrivant le métier. Nous avons repéré le rapport aux choses, à ce qui est transformé, le bois pour l’un, les connaissances des élèves pour le second et la dynamique financière d’une entreprise pour le troisième. Nous avons repéré le rapport aux autres, celui ou ceux pour qui l’on réalise un travail, sa destination. Nous avons également repéré le rapport à la technicité - dans lequel nous pourrions inclure l’outillage - que l’on peut considérer comme ce qui permet aux personnes d’atteindre le résultat voulu, aussi bien les moyens et ressources que les gestes et les façons de faire propres à ceux qui agissent. Et puis n’oublions pas qu’un métier s’exerce par des personnes qui s’impliquent dans ce qu’ils font afin de réussir : rapport à soi. On retrouve la présence de ces quatre relations dans tout métier, ces invariants suffisent à en définir les contours. Chaque résultat est alors le produit de l’exercice d’un métier appliqué à une réalité donnée. Ces quatre repères permettent à celui, celle ou ceux à qui l’on demande de réaliser un travail de se régler avec ce qui leur permettra d’y parvenir.
Une autre façon de dire que le métier ne se définit pas en soi, mais qu'il se règle et se pratique.