Dans le
cadre associatif d’un atelier de réflexion sur les liens entre Processus et
Pensée chinoise, nous nous étions inspirés de l’un des ouvrages de François
Jullien, le plus accessible pour le monde de l’entreprise :
« Conférences sur l’efficacité ». A chaque séance, nous choisissions
un court passage de ce livre, une dizaine de lignes, et cherchions à découvrir
ce qu’il pouvait nous apprendre sur le « pilotage des processus »
dans les organisations professionnelles. C’était une façon d’explorer les
correspondances entre ces mondes qui pourraient sembler si distants l’un de
l’autre que sont la pensée chinoise et l’efficacité organisationnelle. Et puis,
par l’intermédiaire de Mr Henri-Paul Soulodre, du Club des Pilotes de
Processus, nous avons eu l’occasion de rencontrer François Jullien qui a bien
voulu se prêter au jeu du commentaire sur notre très modeste production. Cet
échange s’est prolongé et vous pourrez lire ci-dessous une partie de cet entretien
qu’il nous avait autorisé à publier dans le dossier que nous avions produit à
cette occasion et intitulé : « Pensée chinoise et Pilotage par les
Processus, 2008 ».
Si je reproduis
cet extrait ici, c’est parce que la proximité entre ce que je découvre
patiemment derrière l’usage que nous faisons spontanément du mot métier et nos
façons d’appréhender la réalité lorsque nous sommes dans le feu de l’action - avec
tout ce que cela révèle de nous-mêmes ! - est incroyablement proche de ce
que dit François Jullien de la pensée chinoise. Percevant les proximités entre
la façon dont il est nécessaire de concevoir (saisir-avec) le métier pour être
en capacité de l’exercer et les concepts patiemment produits par François
Jullien (« La propension des choses », le potentiel de situation, « Les
Transformations silencieuses », « La Grande Image n’a pas de
forme » qui sont pour la plupart des titres de livres qu’il a écrit) je
n’ai pu résister à ma curiosité et j'ai soumis à sa sagacité mes modestes règles de pensée qui se fondent
non sur des réponses mais sur des questions, des points de repères. Ses
réponses semblent monter que la voie est bonne . . .
Ce que
j’ai trouvé de particulièrement intéressant dans cet échange est ce constat par
François Jullien d’un « engourdissement » de notre pensée :
« nos concepts sont gourds » dit-il, et il ajoute en conclusion de
cet entretien : « . . . ce qui signifie que cela ne circule plus,
cela ne bouge plus. C’est donc figé, et on ne peut rien faire avec. ». Ce
que François Jullien dit de l’outil est également passionnant.
Je
profite de cette minuscule fenêtre qu’est ce blog personnel pour remercier
encore chaleureusement François Jullien du temps et de l’intérêt qu’il nous a
consacrés.
Voici cet
extrait. A vous de vous faire votre opinion.
Paris,
le 5 septembre 2008.
François Jullien : « Je voudrais maintenant revenir sur l’un des
thèmes qui court dans votre travail, celui de la difficulté d’accéder à la
pensée de l’autre. N’étant pas passé par l’itinéraire de l’autre vous n’en
garderez qu’une vue extérieure. Vous n’entrez pas dans la logique interne qui a
conduit à cette cohérence-là. J’ai trouvé cela très juste et cela pose un
problème, fondamental, qui est celui de l’accessibilité. Il y a une asymétrie
entre les approches grecque et chinoise. Les Grecs ont produit un outillage
logique et conceptuel qui est démocratique. Un concept, comme la logique, tout
le monde peut les comprendre sans initiation. C’est le propre de la
démocratisation. Un concept ne se soumet pas à d’autres règles. Si vous vous
saisissez d’un concept, vous pouvez le prendre comme moi. C’est tout autre
chose que la pensée chinoise où il faut de l’itinéraire, de la formation, de
l’initiation. Le concept est un outil que n’importe qui peut prendre en main.
Pour rentrer dans la pensée chinoise, ce n’est pas du tout la même chose. Il y
a un rapport de maître à disciple, il y a la langue, il y a les commentaires,
il y a donc quelque chose qui est difficile d’accès. Ils peuvent rentrer sans
difficulté dans notre pensée, mais nous ne pouvons pas rentrer facilement dans
la leur. C’est déséquilibré. Nous avons pris chez eux un peu de médecine,
l’acuponcture, nous avons pris les baguettes et un peu de cuisine, les arts
martiaux, des choses comme cela, mais le gros nous échappe. Alors qu’eux ils
ont appris à réfléchir comme nous, à faire rire comme nous etc. Il y a
actuellement, je crois, dans notre rapport actuel à la Chine, une grande
asymétrie, puisque l’acculturation occidentale se fait beaucoup plus facilement
que l’acculturation orientale.
Je voudrais illustrer ces écarts
avec l’aventure des jésuites qui avaient tenté d’accéder à la pensée chinoise.
Les premiers missionnaires sont envoyés en Chine avec en poche une vérité, la
vérité chrétienne de la théologie, avec la mission de convaincre, de propager
la Foi. Lorsqu’ils rencontrent les premiers lettrés, ils se rendent compte que
cela ne marche pas du tout. Alors ils vont accommoder, ils vont chercher de la
part des chinois des échos, des linéaments possibles. Par exemple, dans le
« Ciel » chinois il y a peut-être quelque chose qui se rapprocherait
de l’idée de Dieu. Et, quand ils envoient cela à Rome, que fait Rome ?
Rome ne s’y retrouve plus. Rome ne comprend pas. Les jésuites sont des gens
intelligents, ils voient que cela résiste, ils cherchent des cheminements.
Evidemment, lorsque cela arrive à Rome, Rome condamne en leur disant
« vous avez dévoyé la Foi ». Cette querelle a mis fin à ce que l’on a
appelé le figurisme. Cela est important, car il y a un certain type de
cohérence auquel on ne peut pas totalement accéder par un discours, et
vis-à-vis de quoi il faut quelque chose qui est de l’ordre, non de l’expérience
mais de la patience. Il faut perdre du temps, il faut y revenir, il faut
déconstruire les cohérences que l’on a déjà pour les défaire, pour trouver la
possibilité de cohérences qu’on n’imagine pas, qu’on ne pense pas, mais
évidentes en même temps, banales. Il y a un travail de désappropriation qui est
de l’ordre d’un processus qui n’est pas totalement codifiable, ce qui fait que
la rupture entre ceux qui sont passés de ce côté-là et ceux qui n’y sont pas
passés crée souvent une inintelligibilité qui est très difficile à dépasser.
Oui, vraiment difficile. Et ce n’est pas une question d’intelligence, il faut
avoir mis les mains à la pâte, il faut avoir connu cette sorte de déphasage, ce
malaise qui a progressivement produit une désappropriation des évidences qui
nous tapissent et à partir desquelles on pense. Pour moi, l’enjeu est là. C’est
pour cela que je me suis intéressé au chinois, en tant que philosophe.
Descartes dit : « Il
faut faire la guerre aux préjugés ». Mais la difficulté n’est pas dans
l’ordre du jugement, elle se situe en amont, Elle est dans ce que j’appelle le
pré-attendu, le pré-notionné, le pré-catégorisé, le pré-questionné. Qu’est-ce
qu’on pense à se poser comme question ? Qu’est-ce qui est implicite dans
nos catégorisations ? Ce n’est pas une affaire d’intelligence, mais une
affaire d’occasion. L’occasion qui nous oblige à, qui me conduit à m’interroger
sur ce sur quoi ce je ne pensais pas à m’interroger. C’est cela qui fait qu’on
peut être mal à l’aise, car dès que la question est formée, tout est fait, peu
importe la réponse qu’on y apporte. C’est la question qui est importante. Et
surtout celles qu’on ne pense pas à penser. Et pour remonter à ce stade du
« ce que je pense à penser », il faut une sorte de traversée du
désert, il faut du no man’s land, il faut traverser une zone de désappropriation
de sa pensée qui est telle que les gens la refusent. Parce que ce n’est pas que
je me sente dépossédé de quelque chose, mais parce que je ne sais plus comment
se configure ma réflexion. C’est cette dé-configuration qui est hyper
importante. Alors, on le fait ; ou on ne le fait pas. Et si on ne l’a pas
fait, on ne comprend pas, on entend, on écoute, on est intelligent, mais ce
n’est pas comprendre de la même façon.
DF : Cette même difficulté, ce même écart existe entre les praticiens
occidentaux et certains de leurs dirigeants, et cela dans l’entreprise. Que
peut-on en penser ?
François Jullien : Oui, c’est vrai. Cela met le doigt sur les limites
du théorique. L’invention grecque est là. C’est le pur savoir, le savoir pour
le savoir, pour le plaisir de savoir, dont le modèle est les mathématiques. Ce
qui échappe à ça n’est pas de l’ordre de l’intelligence et de la
compréhension. Nous ne pouvons pas soupçonner ceux qui ne comprennent pas
de moindre intelligence. Il faut un déplacement. Il y a une question d’ambiance,
de milieu, de terrain qui fait qu’on y a été ou pas. Et tout de suite, on
sait que celui à qui on parle y a été ou non. On comprend tout de suite. La
notion d’expérience est trop courte pour le dire, on ne peut surtout pas y
accéder par l’empirisme. Je crois que nous sommes encore maladroits en Europe
pour dire cela. Heidegger en parle assez bien car il a décrit ce qui est de
l’ordre du maniement, avec l’exemple du marteau que l’on a en main. Vous pouvez
décrire le marteau autant que vous voulez, tant que vous ne le prenez pas en
main, vous ne savez pas comment ça marche. Si vous le décrivez, vous
direz : « il y a un manche, etc ». Mais ce n’est pas ça le
marteau. Pour décrire ce qu’est un marteau, pour saisir ce qu’est l’essence
d’un marteau, il faut que vous le preniez en main et que vous l’utilisiez. Tant
que vous n’avez pas manié le marteau, vous ne pouvez pas comprendre. Il y a une
notion que je propose - qui vient de Heidegger - celle du maniement. On manie
aussi des hommes, on manie des objets, il faut prendre en main. Tant que vous
n’avez pas pris en main, il n’y a pas de maniement. L’exemple du marteau est
bon car cela signifie que tant que vous n’avez pas manié, votre savoir reste
théorique. La connaissance théorique du marteau ne sert à rien si on a besoin
de l’utiliser. Vous n’avez le savoir du marteau que lorsque vous l’avez pris en
main. Il y a de très beaux textes chinois là-dessus. Il y a très peu d’écrits
sur cette notion de maniement, sur le fait de prendre en main. J’en parle dans
mon livre sur le temps (Du « Temps » Grasset 2001), à la page 166, j’utilise les termes
« utilisabilité » et « processivité ». Ce que Heidegger
appelle un outil, zeug en allemand.
Un outil n’existe pas en soi. « Un outil n’est en toute rigueur
jamais » dit Heidegger (Page 167 : « Que le caractère de
monde-en-tant-qu’il marche ne se signale pas à l’attention est la condition de
possibilité de sa marche ; c’est cet enfouissement (effacement) de la
capacité propre au procès des choses qui fait leur « processivité »).
Par exemple un avion se dit en allemand « Flugzeug », c’est le zeug
qui vole (vol-outil), voiture se dit « Fahrzeug »,
(trajet-outil.) Seul, le zeug
n’existe jamais. A ce propos, il apporte une notion intéressante :
« Umsicht », le discernement, une façon d’entendre qui guide la
manutention. C’est une forme de savoir qui n’est pas directe. Mais quel est
alors ce mode de savoir qui permet de manier le marteau et qui est dit par le
« Umsicht » ? Comment le dire en français ? Il y a « Um »,
autour et « sicht », regarder : regarder autour ? Je
lis : « Le regard qui se borne à considérer théoriquement les choses
est dépourvu de tout entendre, dans le sens qu’ils n’entendent pas, de
l’utilisabilité. Cette capacité à employer n’est pas aveugle, elle a sa façon
de voir bien à elle que dit la manutention » Il y a là une forme de
connaître qui n’est pas un savoir catégorique, C’est un connaître du maniement
qui est différent du connaître objectif. Tant qu’ils ne sont pas rentrés
là-dedans, ils peuvent aller voir, ils peuvent décrire, mais ils ne peuvent pas
comprendre. Effectivement, entre le système conceptuel et ceux qui sont aux
prises avec les réalités du terrain il y a un écart qui n’est pas
d’intelligence, mais c’est un écart dû à une impossibilité de s’entendre. C’est
une part de mon travail, sur ces questions d’efficacité, de remettre en
question le rapport théorie-pratique, qui est très codifié, très mort.
Pour beaucoup, la pratique, c’est
l’application de la théorie. Cela vaut aussi dans le domaine de la science, où
on passe de la mathématique à la physique. Cette conception de l’application
d’un modèle dans du réel a été élargie démesurément Il faut faire entendre cette résistance avec quelque chose
qui n’est pas une intelligence théorique mais une intelligence processive.
C’est une notion que j’ai développée par ailleurs. Ce que j’appelle
« l’intelligence processive » est différente de l’intelligence
objective. Notre connaissance de la connaissance objective est elle-même
processive, nous sommes dans la logique du cours. Je pense qu’il y a dans cette
distinction entre connaissance objective et connaissance processive, pour vous
dans le Club des Pilotes de Processus, quelque chose qui peut être utile. Vous
avez à penser ce que peut être une connaissance processive qui ne se rangerait
plus sous les attendus et les conceptions d’une connaissance telle que nous
l’avons conçue, c’est-à-dire
objective.
DF : Il y a quelque chose qui m’étonne, Nous avons intégré cette
séparation entre l’observation et l’action. Or, dans l’action, elles se font
simultanément. Dans l’entreprise, justement, nous sommes dans un lieu de la
transformation, mais nous ne savons plus le dire. Nous nous enfermons dans
l’application des façons de faire pensées ailleurs que là où nous sommes. Pourquoi
ne réussissons-nous pas à établir un dialogue entre ceux qui cherchent à penser
juste, c’est bien de l’action, et ceux qui agissent au quotidien avec des
réalités plus tangibles. Car, au final, nous ne sommes pas bons.
François Jullien : Oui, nous manquons de concepts justes. Et c’est un
travail qui reste à faire, nous sentons qu’il y a là une lucarne de
rationalité. Mais il y a plusieurs rationalités, je préfère employer le thème
de la cohérence. Aujourd’hui, il y a un vrai problème, qui est celui de la
philosophie à notre époque. Nous découvrons que, effectivement, nous avons fait
des choix théoriques, comme cette séparation théorie-pratique, qui ont été
extrêmement féconds, mais qui ne couvrent pas des pans entiers de notre
expérience. Ces pans ont leur cohérence, mais nous n’avons pas les concepts.
Les nôtres concepts sont gourds, c’est-à-dire maladroits, comme engourdis.
Notre travail est d’arriver, justement, à produire des concepts adéquats,
pertinents, des cohérences que nous n’avons pas éclairées par le biais qui est
le nôtre. Ce que je trouve intéressant chez Heidegger, c’est qu’il a cherché en
amont de l’intelligibilité développée par la grande philosophie grecque, par
Platon et Aristote notamment, ce qui se trouve chez les pré-socratiques et qui
est en amont de la coupure théorie – pratique. C’est le savoir du marteau, qui
n’est pas un savoir tel que les Grecs l’ont conçu, c’est-à-dire un savoir
purement spéculatif. A notre époque, nous sommes incités à remettre au travail
notre raison, à remettre notre pensée en chantier. Et ce n’est pas une question
de relativisme. Les cohérences qui ont prévalu à l’époque d’Aristote et de
Platon - contre celles des présocratiques - avaient leur rendement pour
éclairer une certaine logique d’expérience, mais pas autant pour d’autres.
Notre devoir, à notre époque, est de circuler d’une forme d’intelligibilité à
une autre pour ré-élaborer conceptuellement ce vis-à-vis duquel nous n’avons
que des concepts gourds. Oui, c’est là un vrai beau sujet. « Ceux qui
n’ont pas pratiqué ne peuvent comprendre », oui, c’est bien cela.
DF : Lorsque je m’oriente à l’aide d’une boussole, cela me permet de
me situer par rapport à une direction, celle du nord car la boussole me
l’indique. Si je vais sur le pôle, la boussole tourne folle, elle ne m’indique
plus rien. Pourquoi ne pas se donner un ensemble analogue de points de
repère que nous n’aurions pas besoin de définir en soi, mais dont nous
pourrions avoir l’idée en tête. J’ai pensé aux quatre repères suivants :
le réel ; l’autre, soi et le processus. Cela pourrait se traduire, par
exemple, par des questions comme : que faisons-nous ici ? Qui est l’autre
ou que souhaite-t-il ? Qui suis-je, ou pourquoi suis-je ici ? Que se
passe-t-il ? En prenant ces points de repère sous forme de questions, cela
me permet d’échapper à toute nécessité de définition préalable ; je
demeure disponible à ce qu’il se passe, sans « perdre le nord ».
Qu’en pensez-vous ?
François Jullien : Le fait intéressant et nouveau est que l’on ne cherche
pas à définir les éléments. Ce qui est différent de non-définissable qui
n’apporte pas grand-chose. On pense en général que pour construire quelque
chose il faut définir les éléments. Pas ici. Ce n’est pas parce que c’est
variable, mais parce que ce n’est pas pertinent de définir. Et nous n’avons pas
explicité cela, pas tout à fait. Il y a les combinatoires etc, mais ce n’est
pas ça, c’est la question de ce qu’il se passe. Donc il y a quelque chose de
l’ordre de la cohérence (adhéré ensemble), notion plus riche que celle de
rationalité, et qui marche très bien à l’épreuve de la Chine. Il y a un très
beau terme en chinois, « li ». J’ai fini un livre sur l’invention de
l’idéal, et le dernier chapitre traite des formes de raison. Je parle d’une
raison par modélisation du côté européen, et d’une raison par conformation du
côté chinois, et le terme travaillé par les chinois depuis toujours, et par
lequel on traduit une raison est le « Li ». Le « li » est
la veinure du jade. Pour nous, la raison, c’est le logos, c’est la parole, les
articulations, le raisonnement. Logos est le terme pour dire raison. Les
chinois disent « li », la veinure du jade. Plus vous polissez le
jade, plus la veinure apparaît, vous taillez le jade en fonction de la veinure.
Vous devez trouver la veinure et tailler la pierre en fonction de ce que vous
découvrez. Chez nous, nous projetons une forme, nous prenons la matière et nous
la transformons comme prévu. En Chine, ce n’est pas ça du tout, il faut trouver
la veinure, la cohérence interne, en tirer le meilleur parti, trouver la forme
qui va s’inventer et qui va découler de la ligne de moindre résistance.
Je pense que la notion de zeug, en allemand, dit mieux cela que le
français outil. Si l’on prend des mots français, il y a un rapport sémantique
intéressant entre la procédure et le processus, ils se rejoignent. Au fond
c’est la même chose, c’est tao. Cela dit aussi bien mon tao que le tao du
monde. Le point de rencontre entre procédure et processus est au cœur des
choses. Le processus est plus objectif et la procédure serait d’ordre plus
subjective et pilotée par moi, le point ou les deux se rencontrent est
intéressant à penser. C’est un peu la processivité.
Dans l’un de ses dialogues les
plus célèbres, Zhuangzi met en présence un homme de métier, un boucher, et un
prince. C’est tout l’art du maniement qui est en cause. Le boucher, lorsqu’il
travaille, ne rencontre plus de résistances, mais aux points difficiles il
reste vigilant afin que cela ne s’obstrue pas. Le couteau ne s’use pas, à la
fin, il est comme tout neuf car il ne rencontre plus de matière. Au début il
dit « je voyais le boeuf, en entier », mais après il n’y a plus la
masse du bœuf. Le temps s’arrête et son esprit prend le relais. En fait, il a
fait une sorte de radioscopie du bœuf, qui fait qu’après ce n’est plus du tout
le même maniement, mais c’est l’acquis par le maniement qui fait que finalement
il n’y a plus de matière résistante et qu’il n’use plus son couteau. Aux points
difficiles, il est attentif, vigilant au point que les choses se passent. C’est
bien la processivité, : on est dans un cours continu de procédure et de
processus. Contre le savoir lettré, Zhuangzi utilise la langue des artisans. Je
vous renvoie essentiellement à mon livre (Nourrir
sa vie, Seuil, pages 89 et suivantes), vous avez un chapitre là-dessus. Si
on reprend l’exemple du boucher, au départ il y a le bœuf, puis, ensuite, il le
traverse de part en part, sans aucune difficulté, et il dit bien qu’il y a un
passage. La notion importante est celle-ci, il y a un passage, comme, par
exemple, lorsque l’on se demande « comment tu vas ? ». Faire en
sorte que « cela passe » tout le temps. C’est tout un art. Ce texte
est connu, mais il y en a plein d’autres. Lorsque le Prince s’exclame
« Admirable, vraiment. A quoi peut en arriver la technique ! ».
Le boucher dépose son couteau et répond : « Ce dont je suis épris est
le tao et cela dépasse toute technique. Quand je commençais à dépecer des
bœufs, je ne pouvais m’empêcher de voir le bœuf tout entier. Puis, trois ans
plus tard, celui-ci ne s’imposait plus à moi tout entier. A présent, je le
rencontre par une appréhension décantée et spirituelle au lieu de le regarder
seulement des yeux ; quand le savoir des sens s’arrête ma faculté
spirituelle aspire à le relayer en s’appuyant sur la structure naturelle
(« céleste ») de l’animal » Le boucher continue et le Prince reprend
en disant : « Admirable, vraiment ! En entendant les paroles du
Boucher, je comprends ce que c’est que nourrir sa vie ». Alors là, c’est
intelligent. Ce geste n’est pas du tout technique, le boucher « nourrit sa
vie ». J’avais participé à un colloque, il y a quelques années, et, à la
fin, je leur ai dit ; : « il y a une notion qui n’est pas
apparue, et qui est fondamentale, c’est le métier ». Et nous,
intellectuels, philosophes, nous exerçons un métier. Dans le métier, il y a de
la résistance, il y a de l’outil et de l’historique, et il faut que cela passe,
que les résistances s’estompent. Le tao, c’est ce qui ne s’obstrue pas, il y a
tao lorsqu’il y a passage.
Quand vous dites que la matière
est ce qui résiste et que lorsqu'on a acquis une telle maîtrise elle n’existe plus, c’est exactement ce que
disent les chinois de l’art de la peinture et de la sagesse. Au départ si vous
êtes l’homme de bien, vous peinez. Pour le Sage, l’objectif est de passer de la
difficulté à la spontanéité, du difficile au facile, passer de l’homme de bien
au sage. Vous travaillez, vous essayez, et puis, un jour, « ça
vient », il y a un renversement. Dans la pensée occidentale, on ne dit
jamais ça, au contraire, on y a toujours dit que la peinture est une bataille,
de bout en bout ; même les pommes de Cézanne sont une bataille. Il y a
toujours l’idée qu’il faut vaincre, il faut imposer un projet. Ce moment de
basculement est le point d’aboutissement de la maîtrise vers la non-possession
de la maîtrise. On renverse la résistance en immanence. C’est comme le piano,
vous faites vos gammes et puis un jour, «ça vient ». Ce « ça
vient » est typiquement l’indicatif de ce renversement. Quel est ce moment
donc qui est celui où cette inversion de la difficulté, de la résistance, de la
matière, se transforme en fluidité ? Ce moment qui est un pont
d’aboutissement de la maîtrise et de non-maîtrise, de dépossession de la
maîtrise. Je crois que c’est vraiment un renversement qui se fait. Il y a là un
point que les philosophes, qui ont des formules, nomment le « retour
d’immanence ». Car cela revient comme un retour sur investissement. Là
c’est tout l’investissement d’une vie de travail. Il y a retour. Vous avez peiné,
et cela vous est rendu. Il en va de même avec les philosophes. Lorsque vous
leur faites remarquer cela, ils ont peur parce que l’on cherche à élaborer des
cohérences qui en dérangent d’autres. C’est tellement facile de dire que c’est
exotique. Mais ce retour sur expérience, ce retour sur soi est quelque chose
qui résiste. La difficulté est la même, lorsque vous interrogez des gens
de métier, soit ils parlent bien parce qu’ils parlent sans s’écouter, et ils
laissent passer des choses intéressantes, soit ils réfléchissent à ce qu’ils
vous disent, et dès qu’ils réfléchissent et bien c’est mort. Il faut les
laisser parler sans qu’ils sachent qu’ils parlent, les enivrer de façon à ce
qu’ils disent la vérité de leur agir sans qu’ils y pensent.
Il faut cependant rappeler que
les philosophes ont très bien exploré les façons de penser et les façons
d’utiliser ce qui résiste grâce à la prise que cela nous donne. Il y a deux
termes grecs « aporie »,
quand la question est bloquée, que je n’arrive plus à penser, et euporie, lorsque cela passe. Poros veut dire passage en grec, on est
toujours dans le thème du passage. Les Grecs ont très bien montré que c’est
dans l’aporie, dans le blocage de la
pensée, qu’est la solution, l’euporie.
La solution est dans la façon dont j’ai monté la question, c’est là que se
trouve impliquée la solution. Si on se donne la peine de montrer les
contradictions, c’est que dans la forme que vous utilisez se trouve la prise de
la solution. Les Grecs ont très bien compris comment se faisait le passage dans
la pensée. C’est pour cela qu’Aristote parle de la construction des
difficultés. L’obstruction est un temps du passage. La forme de l’obstruction
donne la voie du passage. Pour ma part, je passe par la Chine, c’est pour
tenter de bouger notre imbougeable. Nos conceptions sont tellement installées
en nous que j’ai cherché une forme de décalage. Et pour remettre en jeu ce qui
était immobilisé avec cette idée, néanmoins, que toujours nous pensons à partir
d’un pensé. Il y a toujours des choses installées en nous que nous ne
percevons. Penser est toujours conditionné, mais en faisant jouer les
conditions, on acquiert une sorte de maîtrise et d’aisance. C’est pour cela que
je parle de concepts gourds. Comme le maniement gourd des outils. Nous sommes gourds,
ce qui signifie que cela ne circule plus, cela ne bouge plus. C’est donc figé,
et on ne peut rien faire avec. »