Ce blog est destiné à rassembler le résultat d'une exploration menée depuis une vingtaine d'année à partir de la notion de Métier. Derrière ce mot, j'ai bien évidemment découvert toute une culture orale du bien faire à partir de soi, mais surtout des modes opératoires extrêmement intéressants.

En y réfléchissant, j'ai trouvé une clé d'actualisation de ces modes opératoires. Pour passer du monde de la matière à celui de l'information sans perdre nos savoir-faire individuels et collectifs, il suffit
de poser : "Est matière ce qui résiste". Le bois résiste, le bois est une matière, la pierre résiste, elle en est également une. De ce fait, nous pouvons considérer que toutes les contraintes auxquelles nous nous confrontons aujourd'hui sont des matières que nous pouvons transformer, et même mieux : utiliser. En vingt ans je n'ai rien découvert qui aille contre ce principe, au contraire, il est infiniment fécond. Il permet de tirer parti de notre culture professionnelle et non de la nier pour en importer de moins adaptées à ce que nous sommes et à ce qu'est le monde aujourd'hui.

Depuis je me suis fabriqué une nouvelle façon de réfléchir reposant non pas sur des présupposés fixes (ce qui est le propre de toute théorie) mais sur des questions qui donnent des points de repères au praticien que je suis. Par ailleurs j'ai également fabriqué des "outils" permettant à ceux qui les utilisent de transformer eux-mêmes leurs contraintes en outils. De ce fait, toute situation peut être prise comme un point d'appui concret vers un mouvement qui emporte vers de nouveaux horizons. Ici c'est le geste et la contrainte qui ouvrent à l'avenir et non pas une idée que nous tenterions de mettre en oeuvre.

Je vais m'efforcer de diffuser progressivement et le plus clairement possible ce que j'ai redécouvert pour le restituer, non à ceux qui me l'ont transmis - souvent sans le savoir ! - mais à d'autres, vous par exemple.

Mes coordonnées : dominique.fauconnier@wanadoo.fr

dimanche 26 février 2012

Régler son Métier


Ce texte est plus technique que le précédent. Il donne de façon assez concentrée mes principaux "outils" de travail. J'ai toujours pensé qu'un outil doit être simple et immédiat d'accès. A l'image du pinceau du peintre ou de la parole de chacun de nous, c'est la pratique qui en fait toute l'efficacité. 
Les "outils" exposés ci-dessous m'aident à appréhender la réalité par la perception directe que je peux en avoir (le texte a été écrit en 2003, en 2012 son contenu est toujours parfaitement opérationnel). Plus que de concepts ou de théories, ils sont faits de repères mis en relations entre eux. L'action est toujours la conséquence d'une vision ajustée de la réalité, comme pour la marche ou le vélo. 
Mon hypothèse est que le geste, y compris collectif, n'a en rien besoin ni de théorie ni d'explication, mais de repères et d'ajustements. Pensez aux sportifs ou aux artistes lorsqu'ils se préparent  l'action. Si l'on franchit un pas de plus dans cette direction, rien n'empêche de considérer qu'une décision est un geste en soi, comme le fait de penser et de réfléchir. Cette façon de concevoir les choses est, si on la considère de près, infiniment banale et simultanément totalement étrangère à nos modes de penser habituels. Pour moi, elle n'est que le résultat d'une transposition méthodique des façons d'appréhender le geste - que nous pouvons tous observer autour de nous - vers le monde de la pensée et de la réflexion. Nous avons appris à séparer la réflexion de la réalité, j'ai seulement voulu réintégrer le geste "réfléchir" à mes autres gestes. Je ne peux que témoigner que la piste est extraordinairement féconde.
De la même façon qu'un concept peut "tenir ensemble des idées", la notion de règle apparaît alors comme suffisante pour "tenir ensemble une action". Théories et Règles sont deux types d'outils à notre disposition. Comme le coup d'œil, la théorie fixe des réponses dans le temps avant d'agir, alors que la règle fixe les questions que l'on doit se poser pour agir. La première donne un cadre, la seconde permet l'action effective.
Je reviendrais probablement souvent sur cette question dans ce blog.


Régler son Métier 

Le terme "Régler son Métier" est emprunté au compagnonnage. La culture professionnelle des compagnons m'intéresse car ils ne rencontrent pas de difficulté dans la mise en œuvre de leurs actions alors que cette question est récurrente dans le monde de l'entreprise. Il y a dans le compagnonnage une intimité entre les acteurs, les matériaux qu'ils transforment et les situations qu'ils rencontrent, qu'il me semblait utile d'explorer afin d'y trouver des éléments qui pourraient nous aider à réfléchir différemment les questions que nous pose le management.
Rentrer dans la logique des compagnons m'a demandé d'opérer un profond renversement de perspective, ou, plus précisément, ma volonté de comprendre associée à la résistance que je rencontrais ont opéré en moi ce renversement. Il a fallu que j'accepte de modifier la relation que j'avais auparavant établie entre réflexion et action. Nous avons pour habitude de considérer qu'une situation existe en tant que telle, que nous pouvons l'observer, en analyser les composants, définir un objectif et concevoir un plan d'action qu'il nous restera ensuite à mettre en œuvre. La démarche des compagnons est tout autre. Ils considèrent que la tête (ce que nous appelons la réflexion) et la main (la mise en œuvre) sont deux outils que le compagnon doit utiliser simultanément. Ce qui précède l'utilisation de ces deux outils est le réglage du compagnon avec la matière dont il dispose et l'objectif à atteindre. Le compagnon ne décompose pas en sous-actions les mouvements qu'il va enchaîner pour aboutir au résultat, mais il va trouver des points de repère qui lui permettront, ensuite et tout au long de son action, de conduire, modifier, corriger ses gestes et sa réflexion. On peut dire qu'il s'orientera à partir de points fixes qu'il aura préalablement choisis, comme un navigateur en pleine mer. Il n'y a pas de connaissance exacte de ce qu'il va réaliser, mais il y a une demande qui crée une tension. Et puis, comme pour un artiste, il y a une intuition, une exigence intérieure, la nécessité du résultat à obtenir et un savoir-faire qui appartient autant à ses mains qu'à sa tête : la mémoire des gestes se situe dans le corps dans son entier.
On dit qu'un métier est réglé lorsque l'ouvrier (l'œuvrier) et son "métier" ne font plus qu'un, lorsque la tête et la main fonctionnent dans le même rythme, dans un même mouvement, faisant corps avec la matière transformée. Pour atteindre cet équilibre, le compagnon doit connaître parfaitement la matière qu'il transforme. L'école des compagnons est simple, elle nous indique, parfois avec insistance, que "c'est sur le tas" que l'on apprend le métier, c'est-à-dire en se confrontant à la matière brute, non informée par d'autres. Peu à peu l'apprenti apprend à transformer cette matière, il découvre l'usage des outils et leur maniement. Il se fabrique ensuite lui-même ses outils pour les avoir parfaitement en main, agir avec précision et obtenir ce qu'il souhaite.

Des outils conceptuels
Confronté, comme beaucoup, à la question du management en entreprise, j'ai tenté de dégager de ces explorations des outils qui me permettent de transformer les situations que je rencontre. Je me risque aujourd'hui à tenter de les transmettre à d'autres, intéressés si ce n'est passionnés par les mêmes questions.
Par manque de place, je n'aborde pas ici la description des supports matérialisés qui me permettent d'agir au quotidien, mais je présente les trois outils conceptuels qui les fondent. Ces outils me permettent de fixer trois séries de trois repères à l'intérieur desquels j'ai appris à me mouvoir. Mon point de départ est toujours une situation donnée dont les protagonistes cherchent une issue. Mon point d'arrivée est une mise en mouvement et si possible, la transmission aux personnes intéressées des outils de conduite de ce mouvement dans le temps. Ce mouvement est l'énergie et le rythme du métier, il est issu de la tension active reliant les personnes aux situations qu'ils vivent et aux résultats qu'elles ont décidé d'atteindre. Mon action consiste, pour commencer, à déclencher un mouvement qui me permet ensuite de régler le métier.

Un principe fondateur : "Contrainte + Volonté = Innovation"
Une matière est définie ici par le fait qu'elle est transformable et, qu'une fois transformée, elle conserve la forme qu'on lui a donnée. La forme résiste au temps. Le simple fait de concevoir qu'une contrainte résiste à notre volonté et qu'elle est transformable permet d'imaginer que l'on peut considérer qu'elle est comparable à de la matière. Cette idée est infiniment féconde dans les réalités que nous rencontrons en entreprise.
-> L'idée de poser une contrainte comme étant un matériau permet tout d'abord de l'objectiver, c'est-à-dire de la poser devant soi et de se dissocier d'elle.
-> Cette idée permet ensuite de bien distinguer la contrainte telle qu'on la rencontre de ce qu'elle empêche de réaliser, c'est-à-dire qu'elle nous permet de préciser notre volonté et le projet que nous avons en nous à cet instant.
-> Le signe "+" représente ici la confrontation et le signe "=" un déclic, le jaillissement d'une évidence. On peut penser à Archimède, à Newton ou à toute autre situation à partir de laquelle quelque chose est apparu qui nous semblait totalement inaccessible avant son apparition et étonnamment banale ensuite. Posé ainsi, on peut dire qu'une Innovation se cache dans toute polarité Volonté-Contrainte (On peut aisément remplacer ici « Volonté » par «Nécessité »). Ou encore que la confrontation a fini par provoquer un changement de point de vue, c'est-à-dire que du statut de matière (ce qui résiste et qui est transformable), la contrainte est passée au statut d'outil, puisque c'est grâce à elle que le déclic a eu lieu.
Ce  principe permet de se régler avec la situation à transformer.

2) Premier Outil : Oeuvrier-Outil-Matière
La transformation d'une contrainte subie en outil actif montre que l'on peut considérer toute contrainte comme un outil potentiel ; de la même façon que tout outil est fait de matière. Outil et matière sont deux points de vue différents d'un même objet. Le deuxième outil conceptuel dont je me sers consiste à distinguer, dans toute situation, les trois polarités suivantes : l'oeuvrier, celui qui transforme, l'outil, ce qui permet de transformer et la matière, ce qui est transformé. Si je fais du bricolage, l'image est simple, la planche est la matière, le marteau et les clous sont mes outils et je suis l'oeuvrier. Mais si je considère que j'apprends à faire une bibliothèque, c'est moi qui serais transformé par cette pratique. Je me considère alors comme matière, l'outil est le processus que j'apprends à suivre et l'oeuvrier est celui qui me transmet son savoir-faire, à moins qu'il se cache dans la logique des choses, celle qui me contraint à suivre tel processus plutôt que tel autre. Je peux également me considérer l'outil de ma fille qui m'a demandé de lui fabriquer la bibliothèque.
Cet outil me permet de régler mon action et d'observer ce qui agit sur qui et sur quoi. Je peux prendre conscience, en y réfléchissant, que c'est ma propre rigidité qui bloque le processus, dans ce cas, je suis matière. Ou, plus précisément, il est éclairant pour moi de me considérer comme tel à cet instant. Je peux également découvrir que telle contrainte m'est très utile pour obtenir un résultat situé dans un autre champ, par exemple l'expression d'un conflit dans une équipe peut me permettre de connaître plus intimement les réactions de ses membres.

3) Deuxième Outil : Rapport aux choses-Rapport aux autres-Rapport à soi.
Bien que notre langue en exprime l'idée (table des matières, matière à penser, matière humaine) il est difficile de considérer des personnes comme des choses. Et pourtant il arrive fréquemment qu'une personne nous soit une contrainte, qu'elle joue de son pouvoir pour nous obliger à une action que nous contestons. L'idée consiste ici à considérer que l'on est, soi-même et simultanément, objet, relation et identité et que, dans un groupe de personnes liées dans une même situation, on peut y retrouver ces trois polarités. L'incompréhension entre deux personnes en donne un exemple. Comment est-ce que je peux objectiver la situation ? Rapport à une chose. Qui reconnais-je comme autre moi-même dans cette situation ? Rapport à l'autre. A quoi est-ce que m'identifie, dans ce contexte précis ? Rapport à soi.
Cet outil m'est utile pour distinguer les personnes, en qui je peux me reconnaître, des rôles que chacun de nous joue ou doit jouer. Lorsque nous évoquons le client, nous parlons bien d'un rôle que la personne que nous rencontrons représente pour nous. Dans cette même situation, nous sommes le fournisseur. Il en va de même pour le manageur, le directeur, le collègue, le voisin, le frère ou la sœur. Régler une situation consiste à ne pas confondre l'autre, celui en qui je peux me reconnaître, avec son rôle. Les rôles appartiennent à la situation alors que l'autre m'est un reflet, un miroir, un regard.
Cet outil permet également de retrouver la présence de l'autre lorsque l'on est pris dans une situation que l'on ne maîtrise plus. Le réel apparaît alors comme un ensemble de contraintes qui isole les acteurs les uns des autres et dont le manque de temps semble marquer les frontières. C'est alors le métier collectif qui se perd et qui commence à se dérégler. Régler le métier des uns et des autres ne peut se faire qu'en réglant simultanément leur métier collectif. C'est pour cela que nous parlons de réglage d'un système de management : aucune partie ne peut-être dissociée du tout, et chaque entité considérée dans son tout, doit ensuite être intégrée dans un ensemble plus vaste. Le réglage des métiers apparaît ainsi comme une dynamique expansive qui déborde les périmètres successifs des personnes, des équipes, des services et des entreprises. Entreprendre est un métier, le mot entreprise représente autant l'engagement collectif que l'organisation qui en résulte. Le métier d'une entreprise est réglé lorsque ses membres et elle ne font plus qu'un, lorsque la direction (la tête) et leurs collaborateurs (la main) fonctionnent dans le même rythme, dans un même mouvement, faisant corps avec les réalités transformées. Le management assure l'unité et la solidité de l'ensemble

Troisième outil : La Grille du Régleur de Métier
Avec le croisement des deux outils décrits ci-dessus, on peut en créer un nouveau, plus pratique et plus maniable (voir ci-dessous). Cette grille est un outil d'aide à l'observation précise d'une situation donnée qui permet d'en explorer six dimensions particulières. L'idée consiste à ne fixer que les six points de vue qui découlent de l'association deux à deux de chacun des pôles des deux séries "Oeuvrier-Outil-Matière" et "Rapport à soi-Rapport aux autres-Rapport aux choses". Dans le premier exemple, je m'associe à l'oeuvrier (Soi + Oeuvrier), j'associe les autres à outil et la situation (les choses) à la matière, à ce que je souhaite transformer. C'est la position classique de tout responsable demandant à son équipe d’agir afin d’atteindre un résultat.


Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier
x


Outil

x

Matière


x

Cela dit, il est possible que, pendant cette action, je puisse prendre conscience d'une réalité que je n'avais peut-être pas perçue auparavant. Mes coéquipiers, qui essayaient sans succès de m’expliquer ce qu’ils avaient vu ont pu agir sur la situation pour y parvenir, et dans ce cas, ils sont œuvriers car c'est eux qui décide ont décidé d'agir. Ils se sont alors servis de la situation (outil) pour transformer ma perception des choses (matière) :


Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier

x

Outil


x
Matière
x



Il est possible qu’une fois que j’ai compris que je devais admettre une réalité nouvelle pour moi, ils puissent alors m’expliquer ce qu’il se passe. Je suis toujours en position « matière » (car l’action me transforme), mes coéquipiers sont alors en position « outil » car ils agissent au nom d’une réalité qui s’impose à nous. C’est bien la situation qui est alors « œuvrière », elle nous impose ce qu’elle est, et le réalisme dont nous pouvons faire preuve correspond bien à ce schéma relationnel.


Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier


x
Outil

x

Matière
x



On peut poursuivre ainsi l’analyse des six points de vus que l’outil propose. Ceux d’entre eux sont intéressants à repérer, ce sont ceux qui positionnent la situation en « œuvrière ».


Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier


x
Outil

x

Matière
x




Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier


x
Outil
x


Matière

x


Cela peut paraître curieux, mais cela correspond tout simplement à notre sens des réalités. Parfois elle s’impose à nous, nous sommes alors soit matière si nous l’acceptons, soit outil si nous participons à sa connaissance
Cet outil permet de mettre en évidence un certain nombre de faits que l’on ne considère pas spontanément. Il permet de faire un rapide inventaire des relations fondamentales au sein d’un groupe actif. Si une situation est bloquée, on verra qu’en général que sur les six points de vue que l’on peut repérer dans une seule et même situation, deux d’entre elles restent confuses. Comme une boussole, cet outil donne une direction, c’est à vous de trouver ce à quoi cette direction peut correspondre concrètement.

Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui se polarisent sur l'outil objectivé (au croisement entre Situation et Outil) et qui ont tendance à agir sur les autres par le biais de raisonnements (qui apparaissent ici comme un outil), ou à les considérer au travers de leur comportement, de leur fonction (l'autre est ramené à l'image que l'on en a) Nous pouvons remarquer, si l'on utilise la grille, que l'on en privilégie ainsi deux positions :
a) j'agis sur les autres :


Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier
x


Outil


x
Matière

x


b) les autres agissent sur moi :


Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier

x

Outil


x
Matière
x



Mais je n'ai plus de contact direct avec les autres. Je ne suis pas médiateur entre les autres et le monde ; et les autres non plus, nous sommes simplement instrumentalisés. Il n'est pas étonnant que l'on ait de plus en plus besoin de coach pour aider nos manageurs à vivre leur métier au quotidien ! Les zones avec un "O" sont délaissées, gelées. Des perceptions s’estompent, nous perdons le contact direct avec l'autre, donc la possibilité de développer notre rapport au monde ; et par conséquent notre possibilité de le transformer. On pourrait également penser que notre crainte de l'incertitude traduit celle de voir le monde nous obliger à changer, malgré la maîtrise de nos outils.


Soi
L’autre
Situation
Oeuvrier
x
x
0
Outil
0
0
xx
Matière
x
x
0

Ces outils peuvent nous offrir un moyen de « saisir » différemment les situations que nous rencontrons aujourd’hui, en nous associant à elles de façon intime. Accepter de se laisser transformer tout en transformant le monde est peut-être une clé d’accès que nous avions égarée en cours de route. Une clé nécessaire à toute mise en œuvre effective que ni la réflexion ni la volonté ne peuvent offrir seules.

Dominique Fauconnier
Paris