Ce blog est destiné à rassembler le résultat d'une exploration menée depuis une vingtaine d'année à partir de la notion de Métier. Derrière ce mot, j'ai bien évidemment découvert toute une culture orale du bien faire à partir de soi, mais surtout des modes opératoires extrêmement intéressants.

En y réfléchissant, j'ai trouvé une clé d'actualisation de ces modes opératoires. Pour passer du monde de la matière à celui de l'information sans perdre nos savoir-faire individuels et collectifs, il suffit
de poser : "Est matière ce qui résiste". Le bois résiste, le bois est une matière, la pierre résiste, elle en est également une. De ce fait, nous pouvons considérer que toutes les contraintes auxquelles nous nous confrontons aujourd'hui sont des matières que nous pouvons transformer, et même mieux : utiliser. En vingt ans je n'ai rien découvert qui aille contre ce principe, au contraire, il est infiniment fécond. Il permet de tirer parti de notre culture professionnelle et non de la nier pour en importer de moins adaptées à ce que nous sommes et à ce qu'est le monde aujourd'hui.

Depuis je me suis fabriqué une nouvelle façon de réfléchir reposant non pas sur des présupposés fixes (ce qui est le propre de toute théorie) mais sur des questions qui donnent des points de repères au praticien que je suis. Par ailleurs j'ai également fabriqué des "outils" permettant à ceux qui les utilisent de transformer eux-mêmes leurs contraintes en outils. De ce fait, toute situation peut être prise comme un point d'appui concret vers un mouvement qui emporte vers de nouveaux horizons. Ici c'est le geste et la contrainte qui ouvrent à l'avenir et non pas une idée que nous tenterions de mettre en oeuvre.

Je vais m'efforcer de diffuser progressivement et le plus clairement possible ce que j'ai redécouvert pour le restituer, non à ceux qui me l'ont transmis - souvent sans le savoir ! - mais à d'autres, vous par exemple.

Mes coordonnées : dominique.fauconnier@wanadoo.fr

lundi 25 juin 2012

Matière à réflexion


Avez-vous remarqué que tout geste comprend une grande part d'automatisme ?

Lorsque nous découvrons une nouvelle situation, nous sommes attentifs à l'environnement, aux effets de nos premiers gestes et puis, la maîtrise venant, nous intégrons progressivement dans nos gestes de nouveaux automatismes qui nous permettent de libérer notre esprit pour aller plus loin.

On pourrait ainsi dire qu'une grande part de nos gestes sont inconscients. Lorsqu'il y a une difficulté, et comme le menuisier qui retourne la table qu'il travaille, nous ramenons la situation à notre conscience pour corriger nos gestes et puis nous replongeons dans le geste. A contrario, les sportifs comme les artistes remarquent souvent qu'il faut faire attention aux mauvais plis qui pourraient se prendre si l'on ne fait pas suffisamment attention aux gestes que l'on pratique lors de la phase d'apprentissage car ensuite ils ne cesseront d'interférer avec les autres gestes que nous chercherions à maîtriser.

D'une certaine façon, on peut se dire qu'il y a là une forme de coopération entre la maîtrise du geste et l'attention portée à ce que l'on fait. Ce que je retiens ici, c'est la dissociation entre le geste et la conscience. Pour monter en puissance, d'une certaine façon, la conscience délègue à l'automatisme du geste appris la responsabilité d'une part de plus en plus importante de l'action.

Pourrait-on explorer plus avant cette économie du travail de la conscience pour atteindre les résultats que nous souhaitons obtenir ? Posée autrement, la question est : avons-nous besoin de réfléchir à tout ce que nous faisons et à tout ce que nous devons faire pour aboutir ? Si je me pose la question c'est qu'il arrive souvent que lorsque l'on cherche à obtenir un résultat dans un domaine nouveau pour nous, ce sont nos cadres de pensée qui nous empêchent en général de voir ce qui ensuite peut nous apparaître comme des évidences. Wittgenstein avait écrit quelque part, je cite de mémoire : "La volonté de comprendre empêche de comprendre".

Il existe de nombreux conseils allant dans ce sens, issus de l'expérience, transmis et discutés en permanence entre praticiens et faisant l'objet de nombreuses controverses de métier. Parmi ces conseils, où ces règles, il y en a de nombreuses qui sont comportementales


La question que je me suis posée est de savoir s'il est possible, dans certains cas, d'économiser un travail de réflexion (et donc d'économiser du temps, de la fatigue, des discussions inutiles et également d'éviter des risques d'erreurs) et de le remplacer par une procédure (le mot a peut-être mauvaise presse mais il est assez proche d'automatisme, et pourquoi le rejeter a priori ?).

Afin d'y réfléchir, je vous soumets un cas que l'on pourrait qualifier d'école. 
Remarque : il n'est pas nécessaire, pour ceux que ce type d'exercice rebute, de rentrer dans l'exercice pour comprendre la suite de la réflexion que vous pouvez retrouver plus bas, à l'*.

Voici ce cas :

On vous donne la consigne suivante en vous tendant un paquet de 13 cartes à jouer (par exemple tous les trèfles d'un jeu de 52 cartes) :

- "Vous devez organiser l'ordre des cartes de ce jeu de façon à ce qu'une fois fait et l'ayant en main, vous preniez la première carte au dessus du paquet et la posiez sur la table devant vous, puis preniez la carte suivante et le glissiez SOUS le paquet que vous avez en main. Puis vous preniez la troisième carte que vous posiez devant vous sur la première, puis preniez la suivante que vous glissiez sous le paquet que vous avez en main. Dit autrement vous posez alternativement les cartes sur la table et sous le paquet que vous avez en main. Et vous allez jusqu'au bout.

- L'ordre dans lequel doivent sortir les cartes, toutes jusqu'à la dernière, est l'ordre croissant strict : 2, 3, 4, etc jusqu'à l'As."


a) Poser le 2, b) mettre la suivante sous le paquet, c) poser le 3, d)  mettre la suivante sous le paquet, e) poser le 4 etc
C'est tout.

Essayez !


En général, on commence par réfléchir. On se demande comment il faut organiser les cartes pour qu'en appliquant la consignes donnée, elles sortent bien dans l'ordre demandé. Le plus souvent, on pose les cartes devant soi, comme ceci :


Façon habituelle de procéder : on met les premières cartes face visible et les autres retournées et puis on progresse carte par carte
Pour ceux que cela intéresse, oui, il existe (ou a existé) des cartes à jouer dessinée par Peynet ;o)

Et puis on essaie pour voir si on a bien rangé les cartes en déroulant le jeu comme demandé.

. . . et cela ne marche pas toujours !

Parfois au lieu du 9 c'est le Valet ou le Roi qui sort. Alors on recommence. Les bons vont jusqu'au Valet ou même la Dame. Atteindre le Roi (et par conséquent l'As) est très rare : tout le monde n'a pas la bosse des enchaînements !

(*)
Il existe cependant une autre façon de réfléchir au problème posé, notamment pour ceux qui ne bénéficient pas de cette fameuse bosse ou qui sont plus sensibles aux plaisirs de l'exploration et de l'imagination qu'à ceux de la déduction pure.

Si l'on imagine qu'un joueur ait réussit à ranger ses cartes de la bonne façon (celle qui marche) et qu'on imagine qu'on l'ait filmé pendant qu'il les posait sur la table en suivant la consigne, on peut déjà se dire que l'on aura là un bon souvenir ! Mais on peut aussi imaginer (et oui, il y a en a qui aiment bien imaginer !) que l'on passe ensuite le film à l'envers. Oui, à l'envers ; et pourquoi pas ?

Que verra-t-on dans ce film passé dans le sens inverse de la séquence qui a été filmée ?

On verra d'abord le paquet entier posé sur la table, avec l'As sur le dessus et toutes les cartes en ordre jusqu'au 2 en dessous. Et puis on verra a) la main droite (il faut bien en choisir une !) prendre cet As, retourner cette carte et la poser dans la main gauche, b) puis la main droite prendre le Roi, la retourner et la poser sur la première carte, c) puis on la verra prendre la carte d'en dessous du paquet tenu dans la main gauche pour la poser au-dessus du paquet, d) puis prendre la Dame et ainsi de suite. A la fin le jeu en main est obligatoirement rangé comme demandé.

Si l'on regarde ces images, il n'est pas impossible que l'on se dise que pour répondre à la question demandée, il suffit de suivre le même processus que celui du film passé à l'envers : si je range mes cartes dans l'ordre demandé à la fin, de l'As au 2, et que je les "rembobine" une par une tel que me le montre le film, j'aurais obtenu ce qui était demandé au départ, les cartes du paquet seront ordonnées de façon à ce que si on les pose sur la table conformément à la consigne : le 2 sortira, une en dessous, puis le 3 sortira, une en dessous, et ainsi jusqu'à ce que le Roi et l'As sortent. Tout cela sans aucun risque d'erreur.

Morale de cette histoire : On peut se dire que il y a parfois des réflexions objectivement inutiles. Sauf s'il s'agit de se faire plaisir . . . "Pourquoi faire simple lorsque l'on peut faire compliqué ?" comme se le demandaient déjà les Shadoks dans les années 70 !

Ici, lorsque l'on a vu que l'on pouvait passer par le processus inversé suggéré par l'image du fim passé à l'envers, la méthode employée a l'avantage d'être :
- beaucoup plus facile 
- beaucoup plus rapide
- et beaucoup plus fiable (sauf évidemment si on mélange les cartes !)

Cela fait quand même beaucoup d'avantages !


Et puis il y a une réflexion, plus large, que l'on peut retirer de cet exemple.

Il m'est souvent arrivé de constater que si on demande à un professionnel d'obtenir un résultat dans son domaine, une fois accepté, il y arrive toujours. De loin on pense souvent qu'il a réfléchi à ce qu'il allait faire et que, tout simplement, il l'a fait. En réalité, cela ne se passe pas tout-à-fait ainsi. Il a fixé des étapes comme autant de points de repères, et puis il s'est mis au travail. Si on lui demande précisément comment il a fait entre deux étapes, il ne saura pas forcément vous répondre : il vous dira probablement : "viens, je vais te montrer". Le geste fonctionne un peu comme s'il suffisait d'avoir en tête le résultat à obtenir et de regarder d'où l'on part pour que le geste se déploie "comme il faut". 
Le geste se déroule comme un film à l'envers : on part du résultat à atteindre, puis le geste s'exécute de façon à atteindre le résultat. Pendant ce temps, la conscience est absente, la tête se contente de suivre du regard et de l'oreille ce que fait le geste.

Cette réalité est très difficile à admettre par ceux qui ne l'ont jamais observée. C'est pourtant quelque chose d'évident pour les praticiens, les sportifs, les artistes, les artisans mais aussi pour tant d'autres comme les chercheurs et les philosophes !

Rapprochons cette observation de notre exemple avec les cartes à jouer, qui n'est donné ici que pour montrer qu'il est possible de raisonner de façon différente. On pourrait se demander, en pensant à l'organisation du travail en général, s'il est vraiment utile de réfléchir autant pour définir dans le détail toutes les actions que doivent mener les acteurs d'un projet, méthode qui d'après ce que j'en sais ne marche pas très bien. Ne serait-il pas plus astucieux de donner quelques points de repères précis à ces acteurs (le Quoi, le Combien et le Quand par exemple) afin qu'ils prennent en charge eux-même la façon d'y parvenir (le Comment) ?
Si on a validé qu'il s'agit de professionnels dans leurs domaines respectifs, ils sauront trouver - je reprends l'analogie avec le jeu de cartes - l'ordre dans lequel ils doivent enchaîner leurs actions les unes avec les autres afin d'aboutir. Pour eux c'est le fruit d'une expérience, alors que pour l'expert ce n'est que de la réflexion. 

Dans ce cas, pourquoi ne pas tirer parti de ces compétences, non pas mécanistes mais proprement humaines, pour réussir ? L'exemple des cartes montre clairement que, parfois, il faut faire l'économie de réflexions inutiles.
Ce serait :
-> tellement plus économique
-> tellement plus efficace
-> et tellement plus stimulant !

Alors, pourquoi ne le fait-on pas ?

Je crois malheureusement que cela fait des années que nos dirigeants (et nos politiques !) ne s'intéressent plus beaucoup au travail humain et à ce qu'il est vraiment. En général ils le méconnaissent car ils écoutent non pas ceux qui savent faire mais ceux qui aiment (trop !) réfléchir au travail des autres afin de l'organiser dans le détail. Résultats : les manageurs praticiens ont presque tous disparu, des ingénieurs ou "des experts" qui ne connaissent pas toujours le métier ont pris leur place et les acteurs s'ennuient à mourir au travail.

C'est dommage pour nous tous.