Cette
fois-ci, je vous propose une réflexion qui a mis beaucoup de temps avant
d'émerger sous la forme que vous allez découvrir. Comme toujours les choses les
plus évidentes sont invisibles tant que l'on ne les a pas découvertes
("Bon sang, mais c'est bien sûr !"). Cela dit je peux aussi être la
victime d'une illusion, d'un reflet déformant ou d'un effet d'optique : notre
esprit sait très bien produire ce genre de phénomènes !
Le
"détail" qui retenait mon attention était celui du temps et de
l'incertitude. Comment raisonner aujourd'hui pour préparer mon avenir
si demain est imprévisible ? Les risques d'extension de la crise de
l'économie mondiale sont tels qu'il me semble que nous agissons tous "comme
si" tout allait continuer comme avant. Je me sens bien incapable, pour ma
part, de penser quelque chose d'utile en la matière. Mais cela ne m'empêche pas
de me demander comment conduire ma propre vie. Et là, il me manquait un outil
de travail : tous nos raisonnement sont fondés sur des axiomes, des hypothèses qui
sont fixées dans le temps. On "pose" un axiome, on émet une
hypothèse, et puis on raisonne, on construit des théorèmes, et là, on peut
conclure. Oui, mais si les bases fluctuent de façon imprévisible, comment raisonner
? D'où la question que je me suis posée un jour : peut-on imaginer une
mathématique à base d'axiomes instables ?
Notre façon de raisonner est liée à des bases
fixes. Une axiomatique est un ensemble non contradictoire de propositions
élémentaires admises sans démonstrations et reposant sur un ensemble de
définitions. Voici quelques exemples d'axiomes : "Il existe toujours une
droite qui passe par deux plans" (Euclide), "0 est un entier
naturel", "Tout entier naturel possède un successeur"(Peano).
N'étant pas mathématicien, je ne vais pas
m'aventurer plus avant dans cet univers passionnant ni dans celui des sciences
en général qui procèdent de la même démarche, mais je retiens ce point qui
maintenant me semble central : un axiome comme une hypothèse sont
des propositions que l'on pose, ils sont fixes et l'on s'appuie ensuite
dessus pour construire soit une mathématique soit une théorie
scientifique.
Si l'on considère que le monde est en mouvement
permanent, y compris nos pensées et que l'idée de l'immobile n'est rien de plus
qu'une idée qui évolue elle aussi, on peut alors se demander comment se donner
des outils de réflexion compatibles avec le mouvement infini des choses.
D'ailleurs, en disant "outil",
j'inclus bien une idée de fixité, ici celui de l'outil. Mais la question n'est
pas de penser l'impensable (je crois que le mouvement échappe sans cesse à la
pensée, ce qui ne l'empêche pas d'être définissable), la question est de savoir
si je peux me fabriquer un "outil" conceptuel qui saisisse non pas du
fixe, comme une axiomatique, mais du mouvement. Je distingue bien ici, la
fixité de l'outil de la fixité de ce qui est saisi par l'outil. Ou dit
autrement, un axiome est un outil conceptuel qui saisit quelque chose de fixe,
existe-t-il alors une autre sorte d'outil conceptuel qui saisirait quelque
chose qui serait en mouvement ?
J'avais posé la question à quelques uns de mes
amis "ingénieurs", et je n'ai jamais obtenu d'eux de réponse. Ils
m'ont regardé, ils ont souri, et je ne sais plus ce qu'il s'est passé ensuite
dans leur esprit.
Mais comme ils auraient pu me retourner la
question, j'ai cherché comment je pourrais y répondre avec les moyens un peu
rudimentaires que j'avais à ma disposition.
Une ancienne phrase, que je m'étais construite à
usage personnel me revenait à ce moment souvent en tête : "Les réponses
ferment, les questions ouvrent. Pourquoi vouloir alors répondre aux questions
qui se posent à nous ?". Par exemple, la question : "Qui
suis-je" est inusable. Chaque réponse que l'on peut lui donner n'est
intéressante que sur le moment et dans des circonstances particulières, car
comment répondre en soi à cette question ? En y réfléchissant, cette question
est comme un "outil", car on peut se la poser toute la vie et se
mettre ainsi régulièrement à jour avec soi-même. De même une question comme
"est-ce que je m'y prends de la meilleure façon ?" peut vous aider à
rester sans cesse attentif à ce que vous faites et ainsi éviter de tomber dans
un geste routinier.
Depuis, je me suis habitué à vivre avec un
certain nombre de questions qui m'aident à vivre. Si je regarde maintenant à
quoi correspond une question, je peux me dire qu'elle est comme un outil dont
je me sers pour vivre. Une question n'est pas un axiome, ce n'est pas une
réponse qui fixerait quelque chose, mais une attention à quelque chose de
précis et que je peux redécouvrir différent de ce qu'il était à chaque instant.
Si j'associe axiome à réponse, je peux associer question à autre chose qu'un
axiome. J'ai la fixité de l'outil, une réponse ou une question, mais ce qui est
contenu par une réponse diffère de ce à quoi renvoie une question. Avec des
réponses, des axiomes, je peux construire une axiomatique, que pourrais-je
alors construire avec un ensemble de questions ? Il y a certainement là une
piste de travail intéressante à poursuivre.
Laissant ces réflexions flotter au gré des jours
et des mois, elles en rencontraient d'autres, et notamment celles qui associent
travail et points de repère. Un menuisier, un sportif, un artiste comme un
chercheur ou un patron travaillent tous avec des points de repères. Le temps en
fait généralement partie, mais pas toujours, cela peut être une distance, des
chiffres, une qualité particulière, un accord, un horizon, une sensation etc.
Les réponses aux quatre questions : "Quoi ? Combien ? Quand ? Avec
quels moyens ?" peuvent assez bien circonscrire un travail à faire,
complétée par le "Comment ?" que peuvent se poser ceux qui vont faire
le dit travail. Un ancien carrossier du Dauphiné (lu dans le très intéressant
« Le Biais du gars », de Noël Denoyel que je cite de mémoire)
confirmait cette idée en disant que la seule vraie question d’un homme de
métier était de savoir « Comment il allait s’y prendre » en toutes
circonstances.
En prolongeant cette piste de réflexion, je me
suis demandé quel pouvait être le lien entre « point de repère » et
les règles d’un jeu. On peut dire qu’un jeu est défini par un nombre limité de
règles – au pluriel – précises et non discutables. Ces règles définissent le
jeu. A l’intérieur de ces règles, le jeu est libre. Il peut y avoir un terrain
et un temps, délimités de telle ou telle façon, un support particulier comme
des cartes à jouer, un échiquier ou un damier, un plateau, des pièces, un ballon, des
objets etc. Et puis il y des choses que l’on peut et d’autres qu’on ne doit pas
faire : on ne dépasse par exemple pas telle limite, éventuellement dans
telle ou telle circonstance, et il y a un objectif dont l’atteinte se mesure de
différentes façons. Ce que l’on peut retenir, c’est qu’il existe une infinité
de jeux mais que tous ont un nombre limité de règles, et que c’est chaque
ensemble de règle qui définit précisément le jeu dont il s’agit.
Si l’on rapproche le fait que le joueur est
libre de ses gestes à l’intérieur de règles données du fait que le travail peut
aussi s’exercer librement à l’intérieur des règles du métier ou encore du fait
que les citoyens d’un pays peuvent agir en toute liberté (dans les Etats qui
leur en laissent la possibilité) à l’intérieur des Lois en vigueur, on se dit
que nous avons là un type d’outil qui n’est pas fondé sur des données, mais sur
des limites. Dans ces limites, ce que nous pourrions alors appeler les
réponses, sont libres. Ici le temps n’est pas arrêté. Le mouvement est
circonscrit mais il n’est pas nié.
Finalement, une règle, que ce soit une règle de
jeu ou une règle de vie, peut saisir l’évolution du monde sans avoir besoin
d’être modifiée. Les théories scientifiques que nous connaissons sont marquées
par leur temps, alors que les règles de vie que proposent Senèque ou Epictète
(je ne lis ni n’écrit ni le latin ni le grec, mais je peux avoir accès à leurs
traductions et me rendre compte que ce que je lis est toujours d’actualité)
sont toujours applicables aujourd’hui, alors que nos vies ont été profondément
transformées depuis.
Construire un ensemble de règles, qu’il s’agisse
d’un jeu ou des Lois régissant un domaine particulier d’une société est un
travail extrêmement technique et rationnel. Ce travail n’aboutit pas à un
ensemble théorique mais il permet d’agir. Il me semble alors légitime de
considérer que la polarité « Théorie-Pratique » est incomplète, et
qu’il serait astucieux de lui ajouter un troisième pôle, celui constitué par la
notion de Règle. Dans cet ensemble, Théorie, Règle et Pratique, on retrouverait
deux outils, le premier qui fixe un certain nombre de liens repérés et
considérés comme stables et applicables pendant un moment donné qui nous
donnent une représentation modélisée de la réalité, le second qui nous permettrait
de guider notre action sur la durée en nous donnant des limites que nous
considérerions comme stables pendant ce même moment d’action. Et puis resterait
la pratique.
Pour ma part, j’ai résumé ces réflexion par la phrase :
« une théorie tient ensemble des idées de façon cohérente, des règles
tiennent la cohérence d’une action sur la durée »
La question que je me pose, est de savoir
pourquoi on fait si peu de cas de la notion de Règle et si grand cas de
l’approche théorique dans l’action. Plutôt que de donner des règles, on
explique, et on pense que cela devrait suffire. Et chacun peut observer que
c’est rarement le cas. Alors pourquoi s’évertuer à expliquer pour agir ?
Je n’ai nul besoin d’expliquer qui je suis ni ce qu’est le monde pour vivre et
agir, mais j’ai besoin de règles pratiques. Pourquoi « Ex-Pliquer »
lorsque l’on a besoin de savoir comment s’« Im-Pliquer » ?
Pourquoi, dit autrement, la logique de la Science
l’a à ce point remporté sur la logique du Droit ? Les deux approches,
assemblage d’axiomes et assemblage de règles, me semblent parfaitement
équivalentes en terme de rationalité et d’efficacité, sauf que l’une se
construit sur des affirmations et l’autre sur des points de repères dont la
réalité ne se découvre que sur l’instant. Nous avons là une belle
complémentarité d’outils, pourquoi s’en priver ?
Serait-ce un effet de la nostalgie des
tranquilles certitudes de l’enfance, ou celles qu’offraient certaines Religions
lorsqu’elles dérivaient en outil de pouvoir et que nous offriraient aujourd’hui
les sciences ?
Mais en oubliant que la Science est fondée sur
le doute et non sur de quelconques vérités . . .