Ce blog est destiné à rassembler le résultat d'une exploration menée depuis une vingtaine d'année à partir de la notion de Métier. Derrière ce mot, j'ai bien évidemment découvert toute une culture orale du bien faire à partir de soi, mais surtout des modes opératoires extrêmement intéressants.

En y réfléchissant, j'ai trouvé une clé d'actualisation de ces modes opératoires. Pour passer du monde de la matière à celui de l'information sans perdre nos savoir-faire individuels et collectifs, il suffit
de poser : "Est matière ce qui résiste". Le bois résiste, le bois est une matière, la pierre résiste, elle en est également une. De ce fait, nous pouvons considérer que toutes les contraintes auxquelles nous nous confrontons aujourd'hui sont des matières que nous pouvons transformer, et même mieux : utiliser. En vingt ans je n'ai rien découvert qui aille contre ce principe, au contraire, il est infiniment fécond. Il permet de tirer parti de notre culture professionnelle et non de la nier pour en importer de moins adaptées à ce que nous sommes et à ce qu'est le monde aujourd'hui.

Depuis je me suis fabriqué une nouvelle façon de réfléchir reposant non pas sur des présupposés fixes (ce qui est le propre de toute théorie) mais sur des questions qui donnent des points de repères au praticien que je suis. Par ailleurs j'ai également fabriqué des "outils" permettant à ceux qui les utilisent de transformer eux-mêmes leurs contraintes en outils. De ce fait, toute situation peut être prise comme un point d'appui concret vers un mouvement qui emporte vers de nouveaux horizons. Ici c'est le geste et la contrainte qui ouvrent à l'avenir et non pas une idée que nous tenterions de mettre en oeuvre.

Je vais m'efforcer de diffuser progressivement et le plus clairement possible ce que j'ai redécouvert pour le restituer, non à ceux qui me l'ont transmis - souvent sans le savoir ! - mais à d'autres, vous par exemple.

Mes coordonnées : dominique.fauconnier@wanadoo.fr

jeudi 30 août 2012

Théorie, Règles, Pratique


Cette fois-ci, je vous propose une réflexion qui a mis beaucoup de temps avant d'émerger sous la forme que vous allez découvrir. Comme toujours les choses les plus évidentes sont invisibles tant que l'on ne les a pas découvertes ("Bon sang, mais c'est bien sûr !"). Cela dit je peux aussi être la victime d'une illusion, d'un reflet déformant ou d'un effet d'optique : notre esprit sait très bien produire ce genre de phénomènes !
Le "détail" qui retenait mon attention était celui du temps et de l'incertitude. Comment raisonner aujourd'hui pour préparer mon avenir si demain est imprévisible ? Les risques d'extension de la crise de l'économie mondiale sont tels qu'il me semble que nous agissons tous "comme si" tout allait continuer comme avant. Je me sens bien incapable, pour ma part, de penser quelque chose d'utile en la matière. Mais cela ne m'empêche pas de me demander comment conduire ma propre vie. Et là, il me manquait un outil de travail : tous nos raisonnement sont fondés sur des axiomes, des hypothèses qui sont fixées dans le temps. On "pose" un axiome, on émet une hypothèse, et puis on raisonne, on construit des théorèmes, et là, on peut conclure. Oui, mais si les bases fluctuent de façon imprévisible, comment raisonner ? D'où la question que je me suis posée un jour : peut-on imaginer une mathématique à base d'axiomes instables ?



Notre façon de raisonner est liée à des bases fixes. Une axiomatique est un ensemble non contradictoire de propositions élémentaires admises sans démonstrations et reposant sur un ensemble de définitions. Voici quelques exemples d'axiomes : "Il existe toujours une droite qui passe par deux plans" (Euclide), "0 est un entier naturel", "Tout entier naturel possède un successeur"(Peano).

N'étant pas mathématicien, je ne vais pas m'aventurer plus avant dans cet univers passionnant ni dans celui des sciences en général qui procèdent de la même démarche, mais je retiens ce point qui maintenant me semble central : un axiome comme une hypothèse sont des propositions que l'on pose, ils sont fixes et l'on s'appuie ensuite dessus pour construire soit une mathématique soit une théorie scientifique. 
Si l'on considère que le monde est en mouvement permanent, y compris nos pensées et que l'idée de l'immobile n'est rien de plus qu'une idée qui évolue elle aussi, on peut alors se demander comment se donner des outils de réflexion compatibles avec le mouvement infini des choses.

D'ailleurs, en disant "outil", j'inclus bien une idée de fixité, ici celui de l'outil. Mais la question n'est pas de penser l'impensable (je crois que le mouvement échappe sans cesse à la pensée, ce qui ne l'empêche pas d'être définissable), la question est de savoir si je peux me fabriquer un "outil" conceptuel qui saisisse non pas du fixe, comme une axiomatique, mais du mouvement. Je distingue bien ici, la fixité de l'outil de la fixité de ce qui est saisi par l'outil. Ou dit autrement, un axiome est un outil conceptuel qui saisit quelque chose de fixe, existe-t-il alors une autre sorte d'outil conceptuel qui saisirait quelque chose qui serait en mouvement ?

J'avais posé la question à quelques uns de mes amis "ingénieurs", et je n'ai jamais obtenu d'eux de réponse. Ils m'ont regardé, ils ont souri, et je ne sais plus ce qu'il s'est passé ensuite dans leur esprit. 
Mais comme ils auraient pu me retourner la question, j'ai cherché comment je pourrais y répondre avec les moyens un peu rudimentaires que j'avais à ma disposition.

Une ancienne phrase, que je m'étais construite à usage personnel me revenait à ce moment souvent en tête : "Les réponses ferment, les questions ouvrent. Pourquoi vouloir alors répondre aux questions qui se posent à nous ?". Par exemple, la question : "Qui suis-je" est inusable. Chaque réponse que l'on peut lui donner n'est intéressante que sur le moment et dans des circonstances particulières, car comment répondre en soi à cette question ? En y réfléchissant, cette question est comme un "outil", car on peut se la poser toute la vie et se mettre ainsi régulièrement à jour avec soi-même. De même une question comme "est-ce que je m'y prends de la meilleure façon ?" peut vous aider à rester sans cesse attentif à ce que vous faites et ainsi éviter de tomber dans un geste routinier.

Depuis, je me suis habitué à vivre avec un certain nombre de questions qui m'aident à vivre. Si je regarde maintenant à quoi correspond une question, je peux me dire qu'elle est comme un outil dont je me sers pour vivre. Une question n'est pas un axiome, ce n'est pas une réponse qui fixerait quelque chose, mais une attention à quelque chose de précis et que je peux redécouvrir différent de ce qu'il était à chaque instant. Si j'associe axiome à réponse, je peux associer question à autre chose qu'un axiome. J'ai la fixité de l'outil, une réponse ou une question, mais ce qui est contenu par une réponse diffère de ce à quoi renvoie une question. Avec des réponses, des axiomes, je peux construire une axiomatique, que pourrais-je alors construire avec un ensemble de questions ? Il y a certainement là une piste de travail intéressante à poursuivre.

Laissant ces réflexions flotter au gré des jours et des mois, elles en rencontraient d'autres, et notamment celles qui associent travail et points de repère. Un menuisier, un sportif, un artiste comme un chercheur ou un patron travaillent tous avec des points de repères. Le temps en fait généralement partie, mais pas toujours, cela peut être une distance, des chiffres, une qualité particulière, un accord, un horizon, une sensation etc. Les réponses aux quatre questions : "Quoi ? Combien ? Quand ? Avec quels moyens ?" peuvent assez bien circonscrire un travail à faire, complétée par le "Comment ?" que peuvent se poser ceux qui vont faire le dit travail. Un ancien carrossier du Dauphiné (lu dans le très intéressant « Le Biais du gars », de Noël Denoyel que je cite de mémoire) confirmait cette idée en disant que la seule vraie question d’un homme de métier était de savoir « Comment il allait s’y prendre » en toutes circonstances.

En prolongeant cette piste de réflexion, je me suis demandé quel pouvait être le lien entre « point de repère » et les règles d’un jeu. On peut dire qu’un jeu est défini par un nombre limité de règles – au pluriel – précises et non discutables. Ces règles définissent le jeu. A l’intérieur de ces règles, le jeu est libre. Il peut y avoir un terrain et un temps, délimités de telle ou telle façon, un support particulier comme des cartes à jouer, un échiquier ou un damier, un plateau, des pièces, un ballon, des objets etc. Et puis il y des choses que l’on peut et d’autres qu’on ne doit pas faire : on ne dépasse par exemple pas telle limite, éventuellement dans telle ou telle circonstance, et il y a un objectif dont l’atteinte se mesure de différentes façons. Ce que l’on peut retenir, c’est qu’il existe une infinité de jeux mais que tous ont un nombre limité de règles, et que c’est chaque ensemble de règle qui définit précisément le jeu dont il s’agit.

Si l’on rapproche le fait que le joueur est libre de ses gestes à l’intérieur de règles données du fait que le travail peut aussi s’exercer librement à l’intérieur des règles du métier ou encore du fait que les citoyens d’un pays peuvent agir en toute liberté (dans les Etats qui leur en laissent la possibilité) à l’intérieur des Lois en vigueur, on se dit que nous avons là un type d’outil qui n’est pas fondé sur des données, mais sur des limites. Dans ces limites, ce que nous pourrions alors appeler les réponses, sont libres. Ici le temps n’est pas arrêté. Le mouvement est circonscrit mais il n’est pas nié.
Finalement, une règle, que ce soit une règle de jeu ou une règle de vie, peut saisir l’évolution du monde sans avoir besoin d’être modifiée. Les théories scientifiques que nous connaissons sont marquées par leur temps, alors que les règles de vie que proposent Senèque ou Epictète (je ne lis ni n’écrit ni le latin ni le grec, mais je peux avoir accès à leurs traductions et me rendre compte que ce que je lis est toujours d’actualité) sont toujours applicables aujourd’hui, alors que nos vies ont été profondément transformées depuis.

Construire un ensemble de règles, qu’il s’agisse d’un jeu ou des Lois régissant un domaine particulier d’une société est un travail extrêmement technique et rationnel. Ce travail n’aboutit pas à un ensemble théorique mais il permet d’agir. Il me semble alors légitime de considérer que la polarité « Théorie-Pratique » est incomplète, et qu’il serait astucieux de lui ajouter un troisième pôle, celui constitué par la notion de Règle. Dans cet ensemble, Théorie, Règle et Pratique, on retrouverait deux outils, le premier qui fixe un certain nombre de liens repérés et considérés comme stables et applicables pendant un moment donné qui nous donnent une représentation modélisée de la réalité, le second qui nous permettrait de guider notre action sur la durée en nous donnant des limites que nous considérerions comme stables pendant ce même moment d’action. Et puis resterait la pratique.

Pour ma part, j’ai résumé ces réflexion par la phrase : « une théorie tient ensemble des idées de façon cohérente, des règles tiennent la cohérence d’une action sur la durée »

La question que je me pose, est de savoir pourquoi on fait si peu de cas de la notion de Règle et si grand cas de l’approche théorique dans l’action. Plutôt que de donner des règles, on explique, et on pense que cela devrait suffire. Et chacun peut observer que c’est rarement le cas. Alors pourquoi s’évertuer à expliquer pour agir ? Je n’ai nul besoin d’expliquer qui je suis ni ce qu’est le monde pour vivre et agir, mais j’ai besoin de règles pratiques. Pourquoi « Ex-Pliquer » lorsque l’on a besoin de savoir comment s’« Im-Pliquer » ?
Pourquoi, dit autrement, la logique de la Science l’a à ce point remporté sur la logique du Droit ? Les deux approches, assemblage d’axiomes et assemblage de règles, me semblent parfaitement équivalentes en terme de rationalité et d’efficacité, sauf que l’une se construit sur des affirmations et l’autre sur des points de repères dont la réalité ne se découvre que sur l’instant. Nous avons là une belle complémentarité d’outils, pourquoi s’en priver ?

Serait-ce un effet de la nostalgie des tranquilles certitudes de l’enfance, ou celles qu’offraient certaines Religions lorsqu’elles dérivaient en outil de pouvoir et que nous offriraient aujourd’hui les sciences ?

Mais en oubliant que la Science est fondée sur le doute et non sur de quelconques vérités . . .