Dans les années 90 la question du travail et de l'emploi se posait déjà. A l'époque la presse et les acteurs de l'entreprise parlaient surtout de l'emploi, des compétences, de "l'employabilité". S'il y avait emploi il y avait obligatoirement travail. Pourtant il était déjà perceptible que la notion de travail était insuffisante pour penser son absence et qu'il faudrait aborder les questions posées par les activités humaines dans un cadre qui ne se limite plus à la seule économie.
Derrière cette question s'en profilait une seconde, bien plus profonde : le "geste" n'est pas la mise en œuvre d'une pensée, mais il est de même nature. Le geste est "juste" ou non, de même que l'on peut penser "juste" ou non. Expliquer, réfléchir sont des gestes de prises de recul par rapport aux réalités que nous observons, mais lorsque l'on agit, on s'implique, on se concentre pour être tout à son geste.
Concevoir rationnellement que le geste se règle - dans le sens de régler son pas - est assez aisé lorsque l'on évoque le vélo, mais plus difficile lorsque l'on considère une entreprise dans son ensemble. Et pourtant . . .
Le texte ci-dessous constitue une première exploration de ces notions.
Bonne lecture !
Métier, travail,
emploi
Une identité oubliée.
Transversales
Sciences-Culture 1997
Qui sommes-nous ? Qui sommes-nous lorsque nous nous
levons le matin ? Qui sommes- nous lorsque nous saluons nos semblables, lorsque
nous agissons, lorsque nous rêvons à un autre avenir ou lorsque nous nous
demandons comment donner un sens à notre vie avant de la quitter ?
Oui, qui sommes-nous pendant toutes ces heures, ces
journées, ces années qui souvent nous échappent car nous sommes pris dans toute
une série d'obligations dont la principale est celle de gagner notre vie, et de
la gagner pour nos proches. Et qui sont-ils, ceux qui ne savent plus comment la
gagner ?
Irrémédiablement des ghettos se forment, le chômeur se
sent exclu d'un monde qui lui échappe et l'actif se replie dans son travail
comme une bête traquée se réfugierait dans son terrier, la peur au ventre. Il
suffit d'écouter les discours des parents à leurs enfants pour mesurer
l'intensité de ce phénomène.
Le travail, qui a été jusqu'à hier un formidable vecteur
de cohésion sociale, semble être devenu inopérant. Comme s'il avait été
absorbé, ingurgité, digéré dans un immense labyrinthe de sens, de réalités et
d'enchaînements nous entraînant avec lui sur un terrain inconnu, un labyrinthe
aux parois transparentes car nous voyons les choses mais ne réussissons plus à
les relier à ce que sommes, nous ne réussissons plus à nous construire par
l'action, ne sachant plus maîtriser ses conséquences.
Le coeur même de notre identité sociale nous semble
soudainement étranger à nous-mêmes et nous dissocier les uns des autre comme
l'infiltration de marchandises a pu, en d'autres temps, corrompre
silencieusement tout le jeu des échanges symboliques, cœur de certaines
sociétés africaines, avant qu'elles se décomposent. Serions-nous les victimes
d'un processus analogue, par lequel la valeur que nous donnons aux objets, aux
personnes et à nos actes ne dépendent plus que de leur incertaine valeur
d'échange ? Valeur d'échange dont le périmètre de cohérence dépasse aujourd'hui
largement celui de nos communautés, celui de notre civilisation pour s'étendre
à la planète entière, et dont le sens, par conséquent, échappe à notre
compréhension.
L'apparence de lien social créé par la seule règle des
échanges se déchire inexorablement sous nos yeux, révélant crûment le vide qui
nous envahit progressivement, insidieusement. Qui ne constate aujourd'hui que
notre société sonne creux ? Il faut la modestie et le courage d'un
Jean-Baptiste de Foucauld pour oser écrire que notre société est en quête de
sens, c'est à dire en quête d'elle-même.
Mais la question du sens ouvre probablement à trop
d'interrogations, trop de doutes, trop d'incertitudes pour qu'une société toute
entière s'y engage : elle a besoin de points d'appuis fermes. En leur absence,
elle préfère de toute évidence attendre. Et pendant ce temps les rôles que nous
nous efforçons de jouer continuent de saper nos identités. Nous nous
transformons en "Personnages en quête d'auteur", vides de nous-mêmes,
soucieux de cacher aux regards d'autrui cette vacuité que le chômage révèle
froidement chez ceux qui n'ont plus la chance de pouvoir se protéger derrière
l'apparence du travail qu'est devenu l'emploi. L'emploi à tous prix, l'emploi
pour ne pas voir, l'emploi pour maintenir l'illusion d'une forme de société qui
s'en va et à laquelle plus personne, ou presque, ne croit.
L'emploi, surface desséchée du travail, l'emploi
cache-misère d'une citoyenneté en mal de consistance, l'emploi devient une
obsession et pour le garantir on essaie de partager le travail sans voir qu'au
delà de sa réduction progressive il n'est plus que l'ombre de lui-même.
Nous avions en effet pensé qu'assurer un travail à tous
était suffisant pour qu'une communauté se maintienne et qu'une démocratie se
développe. Notre conception de la citoyenneté repose sur ce socle étroit et
fragile. Nous avons laissé le travail se détacher de ceux qui le fournissaient,
puis nous avons suivi son cheminement dans les méandres de l'économie, nous
l'avons mis en équation pour prévoir notre avenir et tenter d'administrer notre
quotidien.
Le concept de travail est cependant inopérant pour nous
aider à penser son absence. L'économie n'est pas le tout d'une société et l'on
voit qu'il se joue actuellement quelque chose de plus profond, débordant nos
champs habituels de réflexion. Le concept de travail est pertinent pour saisir
l'économie d'une société, il est intrinsèque à l'activité humaine, il
représente notre capacité à agir sur notre environnement. Mais il est plus que
cela, il est expression de nous-mêmes, il est acte créatif, il est lien social.
Il est un vecteur éducatif essentiel car c'est par son exercice que se
transmettent et s'apprennent le plus efficacement le sens de l'effort,
l'expression d'une volonté et le plaisir de la réalisation. Il est enfin le
moyen le plus efficace d'action sur soi-même. Mais en échangeant notre capacité
de travail sur le marché, nous en perdons la maîtrise. Notre travail ne nous
appartient plus, nous ne contrôlons plus son utilité ni son usage. Il ne nous est
pas nécessaire de connaître celui ou ceux à qui son résultat est destiné, il
n'est donc plus créateur de liens. Le
marché est un extraordinaire moyen d'organisation de la société mais il
nous éloigne les uns des autres, et surtout, on le voit par la surprise
exprimée par ceux que l'on licencie, il
nie la durée, et donc le sens.
Cette perte de sens et de lien dans l'acte fondateur par
excellence d'une personne et d'une société que devrait être le travail a
cependant une origine accessible à notre réflexion et à notre volonté. Elle
réside dans notre représentation du travail, coupée, détachée, séparée de la
personne. En abandonnant la totalité de
notre travail à la sphère de l'échange nous perdons simultanément notre capacité à nous relier à autrui et celle de
donner un sens à notre vie active. En échange de ce travail nous ne
recevons que de l'argent (des biens potentiels invisibles) une fonction (une
identité instrumentalisée) et un statut (du lien pétrifié).
Nous pourrions
concevoir notre travail non pas comme
s'insérant en totalité dans un univers froid et impersonnel mais comme une activité plus large englobant sa
partie échangée. L'action consistant à échanger du travail peut être
considérée comme étant une dimension du travail de la personne, de son
activité, elle est un usage que l'on décide d'en faire.
Dit autrement je peux donner un sens à l'échange que j'accepte pour vivre, je
peux en prendre la pleine responsabilité. Cela rien ne m'en empêche, qu'elle
que soit ma situation économique ou sociale. C'est probablement parce que nous posons le travailleur - et
aujourd'hui le chômeur - comme une victime que nous ne réussissons pas à
concevoir sa liberté. Lorsque l'on demande à un ouvrier, à un employé, à un
fonctionnaire ou à un dirigeant quel mot associerait le plus étroitement
travail et liberté, ils proposent toujours un même mot, le mot métier. Ils
disent "mon Métier[1]".
Ce mot est très intéressant car il intègre le travail
(qu'il soit échangé ou non), l'identité de celui qui le fournit ainsi que son
insertion dans une communauté; il intègre autour du travail ce que nous
perdons, sens et lien. Un métier associe
travail et lien social et cette association se réalise dans la cohérence d'une
identité. C'est ce qu'expriment précisément ceux qui regrettent de ne pas
pouvoir exercer "leur métier" : le travail existe mais il n'est pas
relié à l'identité de la personne. En perdant son identité il perd le sens de
ses actes, son implication et, au delà, il perd ses capacités inventives. Dans
une société régie par l'automatisation croissante des tâches répétitives il va
sans dire qu'il perd ainsi également l'essentiel de la valeur marchande de son
travail.
Autre particularité du métier, il se conjugue aussi bien
au singulier qu'au pluriel. Le lien créé par le métier est constitutif de
nouvelles identités plus larges, elles mêmes constitutives de nouveaux liens. A
l'inverse tout métier peut se dissocier en d'autres métiers indépendants les
uns des autres comme une identité collective peut également se dissocier en
autant d'identités indépendantes les unes des autres que notre imagination nous
inspire. Un métier n'est qu'une
représentation d'une réalité sous-jacente, vécue et interprétable à l'infini,
intrinsèquement insaisissable par la "réflexion". Comme la notion
d'identité, la notion de métier ne représente qu'un aspect parmi d'autres d'une
globalité, à un moment donné et selon un point de vue donné. Ces deux notions
sont infiniment plastiques, cela peut être leur faiblesse, mais elles sont
profondément ancrées dans la réalité de ceux qui les vivent, ce qui fait leur
force. Identité et Métier ne sont pas
adaptés à des descriptions objectives de la réalité mais permettent d'agir
concrètement sur elle. Le geste juste ne serait ainsi pas déductible d'une
réflexion exacte, geste et pensée
seraient comme onde et particule en sciences physique, deux aspects accessibles
d'une seule et même réalité inaccessible en soi, irréductibles l'un à l'autre.
Attaché à l'image du travail manuel et principalement à
celle de l'artisan, le mot métier semble passéiste. Pourtant il est couramment
utilisé dans des univers bien différents. On le croit attaché à la matière mais
celle-ci peut devenir philosophique, humaine, matière à réflexion. On parle des
métiers du bois, de bouche ou du bâtiment mais également des métiers de
l'éducation, de la finance ou de l'information. On parle du métier des
commerciaux et tout aussi facilement du métier de dirigeant. Le mot métier,
encore une fois, suit la même topographie sémantique que le mot identité. Ce
que désigne le métier est toujours superposable à une identité potentielle. Un
ministre s'est écrié un jour à la télévision : "Cela n'est pas mon métier
!" Que voulait-il nous dire par le mot "métier" ?
On peut en conclure
que le mot métier est vivant, mais il n'est pas utilisé pour comprendre notre
monde. Il est vivant car il
appartient à des réalités vécues comme telles par ceux qui emploient ce mot, il
ne "sonne pas creux" et il vit dans différents lieux en totale
indépendance de ses origines manuelles, artisanales. Ce n'est par conséquent ni la nature de ce qui est transformé ni
l'ancienneté de sa pratique qui constituent son terreau, mais le fait que des
personnes s'approprient ou non leur activité, et se l'approprient au point d'en
faire une partie d'eux-mêmes, structurée,
durable, orientée par la volonté de servir à partir de soi. Cela est le cas
lorsque quelques dirigeants d'une grande entreprise se posent la question de la
définition du "Métier" de leur entreprise. S'ils utilisent
précisément ce mot c'est qu'il est parfaitement opérationnel pour appréhender
ce qu'ils cherchent à définir. Ce mot leur permet de se recentrer sur ce qui
essentiel à leurs yeux, de se comprendre et d'agir.
Si l'on en revient au chômeur, on constate qu'il peut
avoir un métier sans avoir de travail. S'il s'identifié à son travail, il perd
son identité avec son travail alors que s'il s'identifie à son métier les
événements extérieurs ne peuvent le déposséder de lui-même. Cela ne change en
rien ses difficultés matérielles mais cela change tout quant à sa capacité d'action. S'il décide
d'utiliser concrètement la notion de métier dans cette situation il doit
commencer par la poser comme une réalité transformable. C'est en apprenant par
lui-même à transformer cette réalité qu'il accroîtra ses capacités d'action et
son emprise sur lui-même et sur son environnement. Il s'agit exactement du même
processus d'apprentissage que celui des gens de métier : c'est "sur le
tas" que l'on apprend, c'est là que votre "matière" vous résiste
et vous oblige à vous dépasser pour en surmonter l'altérité radicale, avant de
l'apprivoiser puis d'en faire des œuvres dans lesquelles vous vous
reconnaîtrez, ensuite.
Notre difficulté concrète est la même que celle du chômeur, c'est notre
incapacité à concevoir notre réalité comme une donnée transformable et la
transformant d'en extraire des métiers neufs. Cette difficulté est liée à celle
consistant à ne pouvoir agir tant que l'on n'a pas compris ou expliqué une
situation. Nous avons confondu apprentissage et répétition d'un savoir acquis
ailleurs, nous avons dissocié apprentissage et découverte. Nous avons pris ce
que l'on nous donnait, nous l'avons appris mais, ne changeant pas de contexte,
nous n'avons pas appris à apprendre. Cela seul le voyage le permet. Le voyage
est réappropriation, il est reformulation de ce que l'on a retenu dans un
environnement différent, il est reconstitution permanente de ce que l'on
devient. Le voyage nous apprend à découvrir. Il nous apprend également la
fugacité du visible et l'évanescence des représentations. Il nous apprend ainsi
à vivre dans l'incertitude du Devenir
Nos métiers se sont sclérosés en travail puis en emplois
car ils s'exerçaient de plus en plus dans des contextes immuables et subis. Ils
se sont pétrifiés dans nos souvenirs alors que leurs racines sont encore
vivaces en nous, dans une très large proportion.
Le métier est en
effet au cœur de notre culture.
Il associe liberté, création, utilité, il est réalisation, pragmatisme, mesure,
il est don de soi, réalisation de soi, utilisation de soi, il est écoute
d'autrui, soif de le servir, plaisir d'y parvenir. La forme de son expression
est celle d'une œuvre (ouvrier vient d'œuvrier) et par là il atteint
directement à la globalité des choses. Sa dimension esthétique lui permet de
dépasser les limites de nos réflexions intellectuelles et sa dimension
créatrice d'accéder au résultat. Un artiste, par exemple, n'a pas besoin
d'expliquer ce qu'il crée pour créer, l'essentiel est qu'il réalise son œuvre,
puis qu'il s'y reconnaisse. C'est par ce processus de création, de réalisation
d'une œuvre visible par autrui qu'il acquiert ou renforce son identité. L'identité est ainsi origine et
conséquence d'un travail orienté par un sens. La notion de métier nous offre
ainsi un moyen de développer, ou de redécouvrir nos identités.
Si nous désirons "cultiver nos métiers" et
notre capacité à en inventer de nouveaux, nous devons agir comme des
jardiniers, nous devons agir sur les conditions nécessaires
à leur éclosion et à leur croissance. Pour saisir la notion de métier et tenter
de la conceptualiser (l'attraper avec des mots) on peut dire que le métier est une identité capable de se transformer
concrètement en service à autrui et se nourrissant de réalisation et de
reconnaissance. L'œuvre est fruit d'une identité. On peut tenir le métier
si l'on tient simultanément trois relations, la relation à soi (l'identité), la
relation aux choses (le travail, la transformation des choses) et la relation
aux autres (le lien social). Or le lien aux autres est actuellement séparé du
lien aux choses. On accepte le lien de dépendance induit par le salariat, le
travail rémunéré, ce qui limite la démocratie et la citoyenneté aux week-ends.
Notre République est fondée sur les droits de l'Homme et du Citoyen mais pas
sur les droits du Réalisateur. La relation aux choses est escamotée, nous ne la
pensons plus. Est-ce pour cette raison que "les lois de l'économie"
s'imposent ainsi à nos esprits et gouvernent notre monde ?
Reconquérir son métier passe par cette triple reconquête,
la reconquête de ce que l'on fait, la reconquête de ceux pour qui on le fait et
enfin la reconquête de soi. Permettre à nos concitoyens de reconquérir leur
identité dans leur métier touche à notre relation avec eux. Le moyen le plus
simple consiste à se demander alors quel est notre métier collectif, et trouver
ainsi une commune relation aux choses. Les dirigeants de notre pays, par
exemple, ne pourront nous inspirer à nouveau un sentiment de confiance qu'à la
condition que nous "sentions" qu'ils visent les mêmes objectifs
globaux que nous. Il est fréquent d'entendre des politiques, ou des dirigeants,
se plaindre du manque de responsabilité des citoyens ou des salariés (le
"mal français", notre "individualisme", notre mentalité
d'assistés). L'absence de confiance est partagée, elle traduit une absence de
relation à l'autre. Cela se travaille par la réalisation de projets communs
dont le dosage appartient à des métiers que nous pouvons inventer ensemble.
Le désir d'agir existe, pourtant, en profondeur. Lorsque
la terre est sèche, non travaillée, le jardinier commence par la gratter, par
la retourner pour qu'elle respire. La terre de notre société se dessèche, elle
semble aride à des milliers de personnes. Elle est riche mais elle n'est pas
travaillée. Le Métier est comme la graine d'un arbre, un arbre dont la
puissance est considérable si nous apprenons à le cultiver. La terre de notre
société a soif de reconnaissance, elle a soif de régularité ("une goutte
par jour" disait un homme du désert), elle a soif de temps avant d'offrir
ses fruits.
Un ami éducateur de rue aide des jeunes exclus à se
reconstruire à partir d'une idée simple, lumineuse. Il leur propose de réaliser
un projet, quel qu'il soit. Lui se contente de fournir un cadre (une ancienne
école) et de leur faire confiance, totalement. Cette confiance est ressentie
par les jeunes, les résultats sont là : "Avant, dit l'un d'entre eux,
j'étais un voyou. Maintenant je ne peux plus, Olivier m'a fait confiance".
Les entreprises qui réussissent reposent sur le même modèle de management des
hommes. D'abord la confiance, l'identité acceptée, puis les réalisations, le
travail et enfin la reconnaissance des résultats, un lien social concret. Au
début une terre aride mais une confiance accordée sans conditions, durablement,
un travail et peu à peu des éclosions de jeunes retrouvant une dignité d'homme
et de femmes désireux par dessus tout d'aider leurs "petits frères".
Si notre avenir nous semble incertain, nous pourrions
transcender l'inquiétude qu'il nous inspire en marges de liberté d'une création
collective. Le Métier nous offre cet accès au futur malgré son incertitude car
il est un lien entre le présent et l'avenir. Il est un lien entre une matière
brute, donnée, présente et une œuvre future, réalisable, accessible; les
métiers manuels nous le montrent. En comparant notre situation collective à
celle du chômeur qui ne sait plus ce qu'il doit faire, étant orphelin de son
travail (ou à celle d'une entreprise, orpheline de son marché), et en nous
inspirant de la démarche des hommes de métier - ils commencent toujours par
apprendre sur le tas, c'est à dire à frotter leur volonté contre une matière
inconnue, étrangère, muette - nous pouvons décider de considérer l'état actuel
de notre société, avec toutes ses imperfections, comme une donnée, une matière
brute. Rien ne nous empêche d'y résister, même si le contact est rude; rien ne
nous empêche d'essayer de transformer notre réalité et en la transformant
d'apprendre à la connaître au delà de ses apparences.
Les Compagnons disent que "l'œuvre est le résultat
d'un métier bien réglé". Ils commencent par plonger entièrement,
charnellement, résolument, dans le processus de la réalisation. Alors, nous qui
tâtonnons, hésitons, errons dans
ce monde nouveau, déstabilisés par la rudesse, la froideur et la transparence
de sa matière, qu'est-ce qui nous empêche de le transformer, patiemment,
courageusement, amoureusement, en une œuvre d'Art ?
Rien, probablement.
Dominique Fauconnier
L'Atelier des Métiers
Août 1997
[1] Etymologie du mot métier (Le petit Robert) : ministerium, service, dont le
sens s'est croisé avec misterium (voir également mystère). Le métier serait
ainsi la traduction voulue d'un mystère intérieur en un service extérieur,
concret.