Ce blog est destiné à rassembler le résultat d'une exploration menée depuis une vingtaine d'année à partir de la notion de Métier. Derrière ce mot, j'ai bien évidemment découvert toute une culture orale du bien faire à partir de soi, mais surtout des modes opératoires extrêmement intéressants.

En y réfléchissant, j'ai trouvé une clé d'actualisation de ces modes opératoires. Pour passer du monde de la matière à celui de l'information sans perdre nos savoir-faire individuels et collectifs, il suffit
de poser : "Est matière ce qui résiste". Le bois résiste, le bois est une matière, la pierre résiste, elle en est également une. De ce fait, nous pouvons considérer que toutes les contraintes auxquelles nous nous confrontons aujourd'hui sont des matières que nous pouvons transformer, et même mieux : utiliser. En vingt ans je n'ai rien découvert qui aille contre ce principe, au contraire, il est infiniment fécond. Il permet de tirer parti de notre culture professionnelle et non de la nier pour en importer de moins adaptées à ce que nous sommes et à ce qu'est le monde aujourd'hui.

Depuis je me suis fabriqué une nouvelle façon de réfléchir reposant non pas sur des présupposés fixes (ce qui est le propre de toute théorie) mais sur des questions qui donnent des points de repères au praticien que je suis. Par ailleurs j'ai également fabriqué des "outils" permettant à ceux qui les utilisent de transformer eux-mêmes leurs contraintes en outils. De ce fait, toute situation peut être prise comme un point d'appui concret vers un mouvement qui emporte vers de nouveaux horizons. Ici c'est le geste et la contrainte qui ouvrent à l'avenir et non pas une idée que nous tenterions de mettre en oeuvre.

Je vais m'efforcer de diffuser progressivement et le plus clairement possible ce que j'ai redécouvert pour le restituer, non à ceux qui me l'ont transmis - souvent sans le savoir ! - mais à d'autres, vous par exemple.

Mes coordonnées : dominique.fauconnier@wanadoo.fr

mercredi 3 février 2016


Nous en-formons le Monde . . . 

Aujourd'hui, après un long silence, je vous propose les principales idées développées lors d'une courte conférence faite à la demande de Pierre Girault, Président de l'Association ProvcessWay. Cette association regroupe des utilisateurs d'outils aidant au développement d'une approche pilotée par les processus dans des entreprises et des administrations. Il m'avait demandé de sensibiliser ses adhérents au besoin de réfléchir à leur propre métier. Les vagues numériques se suivent et transforment en profondeur nos façons de travailler, y compris celles de ceux sont en charge de la mise en œuvre de ces nouvelles organisations.
J'ai tenté de tenir plusieurs idées dans un seul mouvement : le numérique, l'information, le métier et le sens de la belle ouvrage, le processus et ceux qui agissent au quotidien dans ce monde, c'est à dire nous tous, d'une façon ou d'une autre. Merci à Pierre de m'avoir donné cette occasion de m'y être essayé.


Conférence ProcessWay, le 3 juin 2015

Processus, métiers, Qualité du travail : complémentarités ? Contradictions ?
Par Dominique Fauconnier - l’Atelier des Métiers

A l’occasion de la conférence annuelle 2015, Pierre Girault m’a demandé de préciser comment la notion de métier pourrait nous aider à réfléchir les grandes évolutions de notre époque afin de nous y adapter le plus efficacement possible et être en capacité de produire un travail de qualité. Nos métiers changent, les façons de concevoir, de mettre en œuvre puis de piloter un processus sur la durée évoluent en fonction des métamorphoses organisationnelles et technologiques ; et les vagues informatiques successives continuent de nous emporter à chaque fois plus loin que ce que nous aurions pu imaginer. Dans ce contexte comment réussir à vivre avec son temps ? 

Je rappelle ici les principales étapes de mon intervention.

1 – Informer vient de « en-former », donner une forme.
Dans les années 80, j’ai travaillé pour des sociétés de service informatique comme Sema-Métra, ou pour des constructeurs comme Digital Equipement. J’ai pu assister pendant une quinzaine d’années à la formidable évolution de ce secteur et aux révolutions qu’il provoquait dans l’ensemble de notre monde. Malgré tous nos discours extrêmement enthousiastes quant à la puissance de l’informatique en général, je découvrais souvent des écarts assez importants entre ces visions et mes réalités professionnelles. Comme j’avais besoin de trouver des liens concrets entre ce que j’entendais et ce que je vivais au quotidien, j’ai rejoint une entreprise du secteur de la presse afin de mieux comprendre le phénomène.
Là, un typographe m’a appris l’importance du choix des caractères, par exemple un texte écrit en lettre bâton (comme la police helvética) est difficile à lire en plein texte, un texte écrit en majuscule l’est encore plus. Un rédacteur m’a permis de comprendre l’importance de la stabilité des rubriques dans un journal : le lecteur doit pouvoir retrouver ce qu’il cherche là où il a l’habitude de le trouver. Le Monde avait tenté de modifier sa maquette à cette époque en multipliant les cahiers mais il a du rapidement revenir en arrière pour ne pas perdre ses lecteurs. Ce que je découvrais là était l’importance de la forme donnée à l’information. Le mot lui-même, informer, vient de en-former (Le Robert) : donner une forme. Le mot touche donc autant le détail, ce que nous appelons communément l’information, que le global. Dit avec un terme plus technique, l’information est fractale.

2 – Exercer un Métier exige une intimité avec la matière.
C’est également en assistant à une conférence de rédaction que j’ai découvert l’importance de la notion de métier. La Une d’un journal, celle qui va accrocher le lecteur potentiel, se décide en conférence de rédaction. C’est l’expérience qui permet de trancher chaque jour entre différentes possibilités afin de maintenir la stabilité du lectorat, qui elle-même permet de passer des contrats avec les publicistes afin de financer le journal. Ici, c’est le métier qui parle, le coup d’œil du professionnel, parfois son instinct.
Constatant que l’usage du mot Métier ne suit pas une définition universitaire ni ne correspond à un quelconque concept, mais permet à des professionnels de se comprendre rapidement sur l’essentiel, j’ai essayé de suivre la piste que l’usage de ce simple mot semblait ouvrir. Très curieusement, et sans exagération aucune, c’est tout un univers qui s’est ainsi révélé à ma curiosité. Pour le dire rapidement, toute la culture du geste et du travail bien fait qui vibre encore lorsque ce mot est prononcé par des professionnels[1]. Le mot est noble et conserve son sens au travers de l’histoire de notre langue, il désigne un investissement humain dédié à la réalisation d’un service concret destiné à autrui et fait à partir de soi-même. Il exprime une forte dimension identitaire associée à un strict professionnalisme tous deux ancrés dans un domaine particulier, qui est celui de chaque métier. Un simple exemple permet d’entrevoir ce fait. Imaginez quelques personnes assises autour d’une table recouverte d’une nappe et à qui l’on demanderait : à quel métier appartient celui qui a fabriqué cette table ? Vous obtiendrez quelques réponses données au hasard et puis, à un moment, l’une des personnes soulèvera la nappe et donnera la bonne réponse. Si la table est en bois, il peut s’agit d’un menuisier, mais si elle est en métal ou en pvc, le métier n’est plus du tout le même. Conclusion : c’est la matière transformée qui définit le métier et non la forme obtenue. Dit autrement, le service est lié au contrat et à la forme alors que le métier est lié à ce que l’on transforme pour rendre le service attendu. Si l’on poursuit le fil on peut dire qu’une fonction n’est pas un métier, la fonction correspond au contrat – le service à rendre - alors que le métier est lié à ce que transforme concrètement la personne pour remplir sa mission. On peut penser que c’est parce que nous ne savons plus nommer ce que nous transformons concrètement que nous éprouvons une profonde difficulté à parler utilement du travail que nous réalisons . . .

3 – Un outil est une matière en-formée prolongeant le corps humain
Pour passer la frontière entre ce qui serait matériel et ce qui ne le serait pas, il est possible - encore une fois - de passer par l’usage que nous faisons des mots. On dit, par exemple, « Table des Matières », et là, on peut lire : mathématique, philosophie, géographie etc. La « Matière humaine » évoque bien autre chose que le corps humain. Et que désigne la « Matière à penser » ? Finalement, si l’on considère que la matière est soit ce qui résiste - définition extrêmement concrète et opérationnelle - soit ce qui est transformable, on obtient une façon d’appréhender le réel transposable à notre monde et à ses évolutions numériques. Toute situation est transformable, certains en ont la capacité et l’expérience, et l’ont dit d’eux qu’ils « ont du métier ». Cela vaut pour un financier, un manageur ou un pilote de processus. Si l’on considère qu’un outil est fait de matière, rien n’empêche de considérer que toute réalité utilisable pour aboutir à un résultat puisse être considérée comme étant un outil. Un conflit permet parfois de rentrer en contact avec les membres d’une équipe, pour exercer son métier un médiateur doit savoir appréhender ce genre de situation et se servir des prises qu’elle lui donne. Nous avons alors :
-> Matière = ce qui est transformable.
-> Outil = ce qui permet de transformer.
-> Œuvrier (potentiellement nous tous) = l’origine d’une transformation.
-> Métier = Savoir-faire de l’Œuvrier = Maîtrise des outils + Connaissance intime de la Matière
Si l’on regarde la dynamique propre au développement de tout métier, on remarque assez vite que tout œuvrier, et tout groupe professionnel, ne cesse d’améliorer ses outils et la maîtrise de son art. L’un des résultats en est que les gestes qu’il avait dû apprendre pour manier les outils précédents deviennent aussitôt périmés, au moins partiellement. Chaque nouvel outil impose le renouvellement du métier et l’invention de nouveaux gestes. Tout métier crée ainsi continuellement les conditions de sa propre obsolescence.

4 – Nous en-formons le Monde
De même, si l’on y prête attention, on peut remarquer que toute œuvre est utilisable ou agissante. Toute œuvre est un outil potentiel qui peut servir à transformer de nouvelles réalités. Une entreprise fabrique des stylos à l’aide de machines et de matières premières. Je me sers de l’un de ces stylos pour écrire un texte que je transmets à un interlocuteur qui y trouvera les informations qu’il me demandait. Grâce à elles, il va pouvoir donner des instructions à ses équipes etc etc. L’homme ne cesse de transformer des matières et s’en servir pour en transformer d’autres. Nous participons ainsi à une transformation continue de la matière en outils de plus en plus élaborés. La vague informatique actuelle ne change en rien ce processus qui a commencé lorsqu’un premier hominidé a détournée un morceau de matière pour en faire un outil - ou une arme - et qui se prolonge aujourd’hui par la transformation de nanoparticules, l’envoi de satellites dans l’Espace ou la transformation du corps humain par des biotechnologies : nous donnons continument et de plus en plus profondément au monde des formes. Et ce processus n’a pas encore rencontré de limites. Par l’exercice quotidien de nos métiers nous en-formons continuellement le monde.


[1] Pour ceux que ce sujet intéresse, je les renvoie vers « Réinventer son Métier. Accéder à son imaginaire professionnel », Dominique Fauconnier, Editions Chronique Sociale, 2015)