Nous en-formons le Monde . . .
Aujourd'hui, après un long silence, je vous propose les principales idées développées lors d'une courte conférence faite à la demande de Pierre Girault, Président de l'Association ProvcessWay. Cette association regroupe des utilisateurs d'outils aidant au développement d'une approche pilotée par les processus dans des entreprises et des administrations. Il m'avait demandé de sensibiliser ses adhérents au besoin de réfléchir à leur propre métier. Les vagues numériques se suivent et transforment en profondeur nos façons de travailler, y compris celles de ceux sont en charge de la mise en œuvre de ces nouvelles organisations.
J'ai tenté de tenir plusieurs idées dans un seul mouvement : le numérique, l'information, le métier et le sens de la belle ouvrage, le processus et ceux qui agissent au quotidien dans ce monde, c'est à dire nous tous, d'une façon ou d'une autre. Merci à Pierre de m'avoir donné cette occasion de m'y être essayé.
Conférence ProcessWay, le 3 juin 2015
Processus, métiers, Qualité du travail :
complémentarités ? Contradictions ?
Par Dominique
Fauconnier - l’Atelier des Métiers
A l’occasion de la conférence
annuelle 2015, Pierre Girault m’a demandé de préciser comment la notion de
métier pourrait nous aider à réfléchir les grandes évolutions de notre époque
afin de nous y adapter le plus efficacement possible et être en capacité de
produire un travail de qualité. Nos métiers changent, les façons de concevoir,
de mettre en œuvre puis de piloter un processus sur la durée évoluent en
fonction des métamorphoses organisationnelles et technologiques ; et les
vagues informatiques successives continuent de nous emporter à chaque fois plus
loin que ce que nous aurions pu imaginer. Dans ce contexte comment réussir à
vivre avec son temps ?
Je rappelle ici les principales
étapes de mon intervention.
1 – Informer vient de « en-former »,
donner une forme.
Dans les années 80, j’ai travaillé
pour des sociétés de service informatique comme Sema-Métra, ou pour des
constructeurs comme Digital Equipement. J’ai pu assister pendant une quinzaine
d’années à la formidable évolution de ce secteur et aux révolutions qu’il
provoquait dans l’ensemble de notre monde. Malgré tous nos discours extrêmement
enthousiastes quant à la puissance de l’informatique en général, je découvrais
souvent des écarts assez importants entre ces visions et mes réalités professionnelles.
Comme j’avais besoin de trouver des liens concrets entre ce que j’entendais et
ce que je vivais au quotidien, j’ai rejoint une entreprise du secteur de la
presse afin de mieux comprendre le phénomène.
Là, un typographe m’a appris
l’importance du choix des caractères, par exemple un texte écrit en lettre
bâton (comme la police helvética) est difficile à lire en plein texte, un texte écrit en majuscule
l’est encore plus. Un rédacteur m’a permis de comprendre l’importance de la
stabilité des rubriques dans un journal : le lecteur doit pouvoir
retrouver ce qu’il cherche là où il a l’habitude de le trouver. Le Monde avait
tenté de modifier sa maquette à cette époque en multipliant les cahiers mais il
a du rapidement revenir en arrière pour ne pas perdre ses lecteurs. Ce que je
découvrais là était l’importance de la forme
donnée à l’information. Le mot lui-même, informer, vient de en-former (Le
Robert) : donner une forme. Le mot touche donc autant le détail, ce que
nous appelons communément l’information, que le global. Dit avec un terme plus
technique, l’information est fractale.
2 – Exercer un Métier exige une intimité avec la matière.
C’est également en assistant à une
conférence de rédaction que j’ai découvert l’importance de la notion de métier.
La Une d’un journal, celle qui va accrocher le lecteur potentiel, se décide en
conférence de rédaction. C’est l’expérience qui permet de trancher chaque jour
entre différentes possibilités afin de maintenir la stabilité du lectorat, qui
elle-même permet de passer des contrats avec les publicistes afin de financer
le journal. Ici, c’est le métier qui parle, le coup d’œil du professionnel,
parfois son instinct.
Constatant
que l’usage du mot Métier ne suit pas
une définition universitaire ni ne correspond à un quelconque concept, mais
permet à des professionnels de se comprendre rapidement sur l’essentiel, j’ai
essayé de suivre la piste que l’usage de ce simple mot semblait ouvrir. Très
curieusement, et sans exagération aucune, c’est tout un univers qui s’est ainsi
révélé à ma curiosité. Pour le dire rapidement, toute la culture du geste et du
travail bien fait qui vibre encore lorsque ce mot est prononcé par des
professionnels[1]. Le mot est
noble et conserve son sens au travers de l’histoire de notre langue, il désigne
un investissement humain dédié à la réalisation d’un service concret destiné à
autrui et fait à partir de soi-même. Il exprime une forte dimension identitaire
associée à un strict professionnalisme tous deux ancrés dans un domaine
particulier, qui est celui de chaque métier. Un simple exemple permet d’entrevoir
ce fait. Imaginez quelques personnes assises autour d’une table recouverte d’une
nappe et à qui l’on demanderait : à quel métier appartient celui qui a
fabriqué cette table ? Vous obtiendrez quelques réponses données au hasard
et puis, à un moment, l’une des personnes soulèvera la nappe et donnera la
bonne réponse. Si la table est en bois, il peut s’agit d’un menuisier, mais si
elle est en métal ou en pvc, le métier n’est plus du tout le même.
Conclusion : c’est la matière
transformée qui définit le métier et non la forme obtenue. Dit autrement,
le service est lié au contrat et à la forme alors que le métier est lié à ce
que l’on transforme pour rendre le service attendu. Si l’on poursuit le fil on
peut dire qu’une fonction n’est pas un
métier, la fonction correspond au contrat – le service à rendre - alors que
le métier est lié à ce que transforme concrètement la personne pour remplir sa
mission. On peut penser que c’est parce que nous ne savons plus nommer ce que nous
transformons concrètement que nous éprouvons une profonde difficulté à parler utilement
du travail que nous réalisons . . .
3 – Un outil est une matière en-formée prolongeant le corps humain
Pour passer la frontière entre ce
qui serait matériel et ce qui ne le serait pas, il est possible - encore une
fois - de passer par l’usage que nous faisons des mots. On dit, par exemple,
« Table des Matières », et là, on peut lire : mathématique,
philosophie, géographie etc. La « Matière humaine » évoque bien autre
chose que le corps humain. Et que désigne la « Matière à
penser » ? Finalement, si l’on considère que la matière est soit ce
qui résiste - définition extrêmement concrète et opérationnelle - soit ce qui
est transformable, on obtient une façon d’appréhender le réel transposable à
notre monde et à ses évolutions numériques. Toute situation est transformable,
certains en ont la capacité et l’expérience, et l’ont dit d’eux qu’ils
« ont du métier ». Cela vaut pour un financier, un manageur ou un
pilote de processus. Si l’on considère qu’un outil est fait de matière, rien
n’empêche de considérer que toute réalité utilisable pour aboutir à un résultat
puisse être considérée comme étant un outil. Un conflit permet parfois de
rentrer en contact avec les membres d’une équipe, pour exercer son métier un
médiateur doit savoir appréhender ce genre de situation et se servir des prises
qu’elle lui donne. Nous avons alors :
->
Matière = ce qui est transformable.
->
Outil = ce qui permet de transformer.
-> Œuvrier (potentiellement nous tous) = l’origine d’une transformation.
->
Métier = Savoir-faire de l’Œuvrier = Maîtrise des outils + Connaissance intime
de la Matière
Si l’on regarde la dynamique propre
au développement de tout métier, on remarque assez vite que tout œuvrier, et
tout groupe professionnel, ne cesse d’améliorer ses outils et la maîtrise de
son art. L’un des résultats en est que les gestes qu’il avait dû apprendre pour
manier les outils précédents deviennent aussitôt périmés, au moins
partiellement. Chaque nouvel outil impose le renouvellement du métier et l’invention
de nouveaux gestes. Tout métier crée ainsi continuellement les conditions de sa
propre obsolescence.
4 – Nous en-formons le Monde
De même, si l’on y prête attention,
on peut remarquer que toute œuvre est utilisable ou agissante. Toute œuvre est
un outil potentiel qui peut servir à transformer de nouvelles réalités. Une
entreprise fabrique des stylos à l’aide de machines et de matières premières.
Je me sers de l’un de ces stylos pour écrire un texte que je transmets à un
interlocuteur qui y trouvera les informations qu’il me demandait. Grâce à
elles, il va pouvoir donner des instructions à ses équipes etc etc. L’homme ne
cesse de transformer des matières et s’en servir pour en transformer d’autres.
Nous participons ainsi à une transformation continue de la matière en outils de
plus en plus élaborés. La vague informatique actuelle ne change en rien ce processus
qui a commencé lorsqu’un premier hominidé a détournée un morceau de matière
pour en faire un outil - ou une arme - et qui se prolonge aujourd’hui par la
transformation de nanoparticules, l’envoi de satellites dans l’Espace ou la
transformation du corps humain par des biotechnologies : nous donnons continument
et de plus en plus profondément au monde des formes. Et ce processus n’a pas
encore rencontré de limites. Par l’exercice quotidien de nos métiers nous
en-formons continuellement le monde.
[1] Pour
ceux que ce sujet intéresse, je les renvoie vers « Réinventer son Métier.
Accéder à son imaginaire professionnel », Dominique Fauconnier, Editions
Chronique Sociale, 2015)
[1] Pour
ceux que ce sujet intéresse, je les renvoie vers « Réinventer son Métier.
Accéder à son imaginaire professionnel », Dominique Fauconnier, Editions
Chronique Sociale, 2015)