Ce blog est destiné à rassembler le résultat d'une exploration menée depuis une vingtaine d'année à partir de la notion de Métier. Derrière ce mot, j'ai bien évidemment découvert toute une culture orale du bien faire à partir de soi, mais surtout des modes opératoires extrêmement intéressants.

En y réfléchissant, j'ai trouvé une clé d'actualisation de ces modes opératoires. Pour passer du monde de la matière à celui de l'information sans perdre nos savoir-faire individuels et collectifs, il suffit
de poser : "Est matière ce qui résiste". Le bois résiste, le bois est une matière, la pierre résiste, elle en est également une. De ce fait, nous pouvons considérer que toutes les contraintes auxquelles nous nous confrontons aujourd'hui sont des matières que nous pouvons transformer, et même mieux : utiliser. En vingt ans je n'ai rien découvert qui aille contre ce principe, au contraire, il est infiniment fécond. Il permet de tirer parti de notre culture professionnelle et non de la nier pour en importer de moins adaptées à ce que nous sommes et à ce qu'est le monde aujourd'hui.

Depuis je me suis fabriqué une nouvelle façon de réfléchir reposant non pas sur des présupposés fixes (ce qui est le propre de toute théorie) mais sur des questions qui donnent des points de repères au praticien que je suis. Par ailleurs j'ai également fabriqué des "outils" permettant à ceux qui les utilisent de transformer eux-mêmes leurs contraintes en outils. De ce fait, toute situation peut être prise comme un point d'appui concret vers un mouvement qui emporte vers de nouveaux horizons. Ici c'est le geste et la contrainte qui ouvrent à l'avenir et non pas une idée que nous tenterions de mettre en oeuvre.

Je vais m'efforcer de diffuser progressivement et le plus clairement possible ce que j'ai redécouvert pour le restituer, non à ceux qui me l'ont transmis - souvent sans le savoir ! - mais à d'autres, vous par exemple.

Mes coordonnées : dominique.fauconnier@wanadoo.fr

mardi 30 octobre 2012

Pensée chinoise et Métier : une intimité étonnante


Dans le cadre associatif d’un atelier de réflexion sur les liens entre Processus et Pensée chinoise, nous nous étions inspirés de l’un des ouvrages de François Jullien, le plus accessible pour le monde de l’entreprise : « Conférences sur l’efficacité ». A chaque séance, nous choisissions un court passage de ce livre, une dizaine de lignes, et cherchions à découvrir ce qu’il pouvait nous apprendre sur le « pilotage des processus » dans les organisations professionnelles. C’était une façon d’explorer les correspondances entre ces mondes qui pourraient sembler si distants l’un de l’autre que sont la pensée chinoise et l’efficacité organisationnelle. Et puis, par l’intermédiaire de Mr Henri-Paul Soulodre, du Club des Pilotes de Processus, nous avons eu l’occasion de rencontrer François Jullien qui a bien voulu se prêter au jeu du commentaire sur notre très modeste production. Cet échange s’est prolongé et vous pourrez lire ci-dessous une partie de cet entretien qu’il nous avait autorisé à publier dans le dossier que nous avions produit à cette occasion et intitulé : « Pensée chinoise et Pilotage par les Processus, 2008 ».
Si je reproduis cet extrait ici, c’est parce que la proximité entre ce que je découvre patiemment derrière l’usage que nous faisons spontanément du mot métier et nos façons d’appréhender la réalité lorsque nous sommes dans le feu de l’action - avec tout ce que cela révèle de nous-mêmes ! - est incroyablement proche de ce que dit François Jullien de la pensée chinoise. Percevant les proximités entre la façon dont il est nécessaire de concevoir (saisir-avec) le métier pour être en capacité de l’exercer et les concepts patiemment produits par François Jullien (« La propension des choses », le potentiel de situation, « Les Transformations silencieuses », « La Grande Image n’a pas de forme » qui sont pour la plupart des titres de livres qu’il a écrit) je n’ai pu résister à ma curiosité et j'ai soumis à sa sagacité mes modestes règles de pensée qui se fondent non sur des réponses mais sur des questions, des points de repères. Ses réponses semblent monter que la voie est bonne . . .
Ce que j’ai trouvé de particulièrement intéressant dans cet échange est ce constat par François Jullien d’un « engourdissement » de notre pensée : « nos concepts sont gourds » dit-il, et il ajoute en conclusion de cet entretien : « . . . ce qui signifie que cela ne circule plus, cela ne bouge plus. C’est donc figé, et on ne peut rien faire avec. ». Ce que François Jullien dit de l’outil est également passionnant.
Je profite de cette minuscule fenêtre qu’est ce blog personnel pour remercier encore chaleureusement François Jullien du temps et de l’intérêt qu’il nous a consacrés.
Voici cet extrait. A vous de vous faire votre opinion.

Paris, le 5 septembre 2008.


François Jullien : «  Je voudrais maintenant revenir sur l’un des thèmes qui court dans votre travail, celui de la difficulté d’accéder à la pensée de l’autre. N’étant pas passé par l’itinéraire de l’autre vous n’en garderez qu’une vue extérieure. Vous n’entrez pas dans la logique interne qui a conduit à cette cohérence-là. J’ai trouvé cela très juste et cela pose un problème, fondamental, qui est celui de l’accessibilité. Il y a une asymétrie entre les approches grecque et chinoise. Les Grecs ont produit un outillage logique et conceptuel qui est démocratique. Un concept, comme la logique, tout le monde peut les comprendre sans initiation. C’est le propre de la démocratisation. Un concept ne se soumet pas à d’autres règles. Si vous vous saisissez d’un concept, vous pouvez le prendre comme moi. C’est tout autre chose que la pensée chinoise où il faut de l’itinéraire, de la formation, de l’initiation. Le concept est un outil que n’importe qui peut prendre en main. Pour rentrer dans la pensée chinoise, ce n’est pas du tout la même chose. Il y a un rapport de maître à disciple, il y a la langue, il y a les commentaires, il y a donc quelque chose qui est difficile d’accès. Ils peuvent rentrer sans difficulté dans notre pensée, mais nous ne pouvons pas rentrer facilement dans la leur. C’est déséquilibré. Nous avons pris chez eux un peu de médecine, l’acuponcture, nous avons pris les baguettes et un peu de cuisine, les arts martiaux, des choses comme cela, mais le gros nous échappe. Alors qu’eux ils ont appris à réfléchir comme nous, à faire rire comme nous etc. Il y a actuellement, je crois, dans notre rapport actuel à la Chine, une grande asymétrie, puisque l’acculturation occidentale se fait beaucoup plus facilement que l’acculturation orientale.
Je voudrais illustrer ces écarts avec l’aventure des jésuites qui avaient tenté d’accéder à la pensée chinoise. Les premiers missionnaires sont envoyés en Chine avec en poche une vérité, la vérité chrétienne de la théologie, avec la mission de convaincre, de propager la Foi. Lorsqu’ils rencontrent les premiers lettrés, ils se rendent compte que cela ne marche pas du tout. Alors ils vont accommoder, ils vont chercher de la part des chinois des échos, des linéaments possibles. Par exemple, dans le « Ciel » chinois il y a peut-être quelque chose qui se rapprocherait de l’idée de Dieu. Et, quand ils envoient cela à Rome, que fait Rome ? Rome ne s’y retrouve plus. Rome ne comprend pas. Les jésuites sont des gens intelligents, ils voient que cela résiste, ils cherchent des cheminements. Evidemment, lorsque cela arrive à Rome, Rome condamne en leur disant « vous avez dévoyé la Foi ». Cette querelle a mis fin à ce que l’on a appelé le figurisme. Cela est important, car il y a un certain type de cohérence auquel on ne peut pas totalement accéder par un discours, et vis-à-vis de quoi il faut quelque chose qui est de l’ordre, non de l’expérience mais de la patience. Il faut perdre du temps, il faut y revenir, il faut déconstruire les cohérences que l’on a déjà pour les défaire, pour trouver la possibilité de cohérences qu’on n’imagine pas, qu’on ne pense pas, mais évidentes en même temps, banales. Il y a un travail de désappropriation qui est de l’ordre d’un processus qui n’est pas totalement codifiable, ce qui fait que la rupture entre ceux qui sont passés de ce côté-là et ceux qui n’y sont pas passés crée souvent une inintelligibilité qui est très difficile à dépasser. Oui, vraiment difficile. Et ce n’est pas une question d’intelligence, il faut avoir mis les mains à la pâte, il faut avoir connu cette sorte de déphasage, ce malaise qui a progressivement produit une désappropriation des évidences qui nous tapissent et à partir desquelles on pense. Pour moi, l’enjeu est là. C’est pour cela que je me suis intéressé au chinois, en tant que philosophe.
Descartes dit : « Il faut faire la guerre aux préjugés ». Mais la difficulté n’est pas dans l’ordre du jugement, elle se situe en amont, Elle est dans ce que j’appelle le pré-attendu, le pré-notionné, le pré-catégorisé, le pré-questionné. Qu’est-ce qu’on pense à se poser comme question ? Qu’est-ce qui est implicite dans nos catégorisations ? Ce n’est pas une affaire d’intelligence, mais une affaire d’occasion. L’occasion qui nous oblige à, qui me conduit à m’interroger sur ce sur quoi ce je ne pensais pas à m’interroger. C’est cela qui fait qu’on peut être mal à l’aise, car dès que la question est formée, tout est fait, peu importe la réponse qu’on y apporte. C’est la question qui est importante. Et surtout celles qu’on ne pense pas à penser. Et pour remonter à ce stade du « ce que je pense à penser », il faut une sorte de traversée du désert, il faut du no man’s land, il faut traverser une zone de désappropriation de sa pensée qui est telle que les gens la refusent. Parce que ce n’est pas que je me sente dépossédé de quelque chose, mais parce que je ne sais plus comment se configure ma réflexion. C’est cette dé-configuration qui est hyper importante. Alors, on le fait ; ou on ne le fait pas. Et si on ne l’a pas fait, on ne comprend pas, on entend, on écoute, on est intelligent, mais ce n’est pas comprendre de la même façon.
DF : Cette même difficulté, ce même écart existe entre les praticiens occidentaux et certains de leurs dirigeants, et cela dans l’entreprise. Que peut-on en penser ? 
François Jullien : Oui, c’est vrai. Cela met le doigt sur les limites du théorique. L’invention grecque est là. C’est le pur savoir, le savoir pour le savoir, pour le plaisir de savoir, dont le modèle est les mathématiques. Ce qui échappe à ça n’est pas de l’ordre de l’intelligence et de la compréhension. Nous ne pouvons pas soupçonner ceux qui ne comprennent pas de moindre intelligence. Il faut un déplacement. Il y a une question d’ambiance, de milieu, de terrain qui fait qu’on y a été ou pas. Et tout de suite, on sait que celui à qui on parle y a été ou non. On comprend tout de suite. La notion d’expérience est trop courte pour le dire, on ne peut surtout pas y accéder par l’empirisme. Je crois que nous sommes encore maladroits en Europe pour dire cela. Heidegger en parle assez bien car il a décrit ce qui est de l’ordre du maniement, avec l’exemple du marteau que l’on a en main. Vous pouvez décrire le marteau autant que vous voulez, tant que vous ne le prenez pas en main, vous ne savez pas comment ça marche. Si vous le décrivez, vous direz : « il y a un manche, etc ». Mais ce n’est pas ça le marteau. Pour décrire ce qu’est un marteau, pour saisir ce qu’est l’essence d’un marteau, il faut que vous le preniez en main et que vous l’utilisiez. Tant que vous n’avez pas manié le marteau, vous ne pouvez pas comprendre. Il y a une notion que je propose - qui vient de Heidegger - celle du maniement. On manie aussi des hommes, on manie des objets, il faut prendre en main. Tant que vous n’avez pas pris en main, il n’y a pas de maniement. L’exemple du marteau est bon car cela signifie que tant que vous n’avez pas manié, votre savoir reste théorique. La connaissance théorique du marteau ne sert à rien si on a besoin de l’utiliser. Vous n’avez le savoir du marteau que lorsque vous l’avez pris en main. Il y a de très beaux textes chinois là-dessus. Il y a très peu d’écrits sur cette notion de maniement, sur le fait de prendre en main. J’en parle dans mon livre sur le temps (Du « Temps » Grasset 2001), à la  page 166, j’utilise les termes « utilisabilité » et « processivité ». Ce que Heidegger appelle un outil, zeug en allemand. Un outil n’existe pas en soi. « Un outil n’est en toute rigueur jamais » dit Heidegger (Page 167 : « Que le caractère de monde-en-tant-qu’il marche ne se signale pas à l’attention est la condition de possibilité de sa marche ; c’est cet enfouissement (effacement) de la capacité propre au procès des choses qui fait leur « processivité »). Par exemple un avion se dit en allemand « Flugzeug », c’est le zeug qui vole (vol-outil), voiture se dit « Fahrzeug », (trajet-outil.) Seul, le zeug n’existe jamais. A ce propos, il apporte une notion intéressante : « Umsicht », le discernement, une façon d’entendre qui guide la manutention. C’est une forme de savoir qui n’est pas directe. Mais quel est alors ce mode de savoir qui permet de manier le marteau et qui est dit par le « Umsicht » ? Comment le dire en français ? Il y a « Um », autour et « sicht », regarder : regarder autour ? Je lis : « Le regard qui se borne à considérer théoriquement les choses est dépourvu de tout entendre, dans le sens qu’ils n’entendent pas, de l’utilisabilité. Cette capacité à employer n’est pas aveugle, elle a sa façon de voir bien à elle que dit la manutention » Il y a là une forme de connaître qui n’est pas un savoir catégorique, C’est un connaître du maniement qui est différent du connaître objectif. Tant qu’ils ne sont pas rentrés là-dedans, ils peuvent aller voir, ils peuvent décrire, mais ils ne peuvent pas comprendre. Effectivement, entre le système conceptuel et ceux qui sont aux prises avec les réalités du terrain il y a un écart qui n’est pas d’intelligence, mais c’est un écart dû à une impossibilité de s’entendre. C’est une part de mon travail, sur ces questions d’efficacité, de remettre en question le rapport théorie-pratique, qui est très codifié, très mort.
Pour beaucoup, la pratique, c’est l’application de la théorie. Cela vaut aussi dans le domaine de la science, où on passe de la mathématique à la physique. Cette conception de l’application d’un modèle dans du réel a été élargie démesurément  Il faut faire entendre cette résistance avec quelque chose qui n’est pas une intelligence théorique mais une intelligence processive. C’est une notion que j’ai développée par ailleurs. Ce que j’appelle « l’intelligence processive » est différente de l’intelligence objective. Notre connaissance de la connaissance objective est elle-même processive, nous sommes dans la logique du cours. Je pense qu’il y a dans cette distinction entre connaissance objective et connaissance processive, pour vous dans le Club des Pilotes de Processus, quelque chose qui peut être utile. Vous avez à penser ce que peut être une connaissance processive qui ne se rangerait plus sous les attendus et les conceptions d’une connaissance telle que nous l’avons  conçue, c’est-à-dire objective.
DF : Il y a quelque chose qui m’étonne, Nous avons intégré cette séparation entre l’observation et l’action. Or, dans l’action, elles se font simultanément. Dans l’entreprise, justement, nous sommes dans un lieu de la transformation, mais nous ne savons plus le dire. Nous nous enfermons dans l’application des façons de faire pensées ailleurs que là où nous sommes. Pourquoi ne réussissons-nous pas à établir un dialogue entre ceux qui cherchent à penser juste, c’est bien de l’action, et ceux qui agissent au quotidien avec des réalités plus tangibles. Car, au final, nous ne sommes pas bons.
François Jullien : Oui, nous manquons de concepts justes. Et c’est un travail qui reste à faire, nous sentons qu’il y a là une lucarne de rationalité. Mais il y a plusieurs rationalités, je préfère employer le thème de la cohérence. Aujourd’hui, il y a un vrai problème, qui est celui de la philosophie à notre époque. Nous découvrons que, effectivement, nous avons fait des choix théoriques, comme cette séparation théorie-pratique, qui ont été extrêmement féconds, mais qui ne couvrent pas des pans entiers de notre expérience. Ces pans ont leur cohérence, mais nous n’avons pas les concepts. Les nôtres concepts sont gourds, c’est-à-dire maladroits, comme engourdis. Notre travail est d’arriver, justement, à produire des concepts adéquats, pertinents, des cohérences que nous n’avons pas éclairées par le biais qui est le nôtre. Ce que je trouve intéressant chez Heidegger, c’est qu’il a cherché en amont de l’intelligibilité développée par la grande philosophie grecque, par Platon et Aristote notamment, ce qui se trouve chez les pré-socratiques et qui est en amont de la coupure théorie – pratique. C’est le savoir du marteau, qui n’est pas un savoir tel que les Grecs l’ont conçu, c’est-à-dire un savoir purement spéculatif. A notre époque, nous sommes incités à remettre au travail notre raison, à remettre notre pensée en chantier. Et ce n’est pas une question de relativisme. Les cohérences qui ont prévalu à l’époque d’Aristote et de Platon - contre celles des présocratiques - avaient leur rendement pour éclairer une certaine logique d’expérience, mais pas autant pour d’autres. Notre devoir, à notre époque, est de circuler d’une forme d’intelligibilité à une autre pour ré-élaborer conceptuellement ce vis-à-vis duquel nous n’avons que des concepts gourds. Oui, c’est là un vrai beau sujet. « Ceux qui n’ont pas pratiqué ne peuvent comprendre », oui, c’est bien cela.
DF : Lorsque je m’oriente à l’aide d’une boussole, cela me permet de me situer par rapport à une direction, celle du nord car la boussole me l’indique. Si je vais sur le pôle, la boussole tourne folle, elle ne m’indique plus rien. Pourquoi ne pas se donner un ensemble analogue de points de repère que nous n’aurions pas besoin de définir en soi, mais dont nous pourrions avoir l’idée en tête. J’ai pensé aux quatre repères suivants : le réel ; l’autre, soi et le processus. Cela pourrait se traduire, par exemple, par des questions comme : que faisons-nous ici ? Qui est l’autre ou que souhaite-t-il ? Qui suis-je, ou pourquoi suis-je ici ? Que se passe-t-il ? En prenant ces points de repère sous forme de questions, cela me permet d’échapper à toute nécessité de définition préalable ; je demeure disponible à ce qu’il se passe, sans « perdre le nord ». Qu’en pensez-vous ?
François Jullien : Le fait intéressant et nouveau est que l’on ne cherche pas à définir les éléments. Ce qui est différent de non-définissable qui n’apporte pas grand-chose. On pense en général que pour construire quelque chose il faut définir les éléments. Pas ici. Ce n’est pas parce que c’est variable, mais parce que ce n’est pas pertinent de définir. Et nous n’avons pas explicité cela, pas tout à fait. Il y a les combinatoires etc, mais ce n’est pas ça, c’est la question de ce qu’il se passe. Donc il y a quelque chose de l’ordre de la cohérence (adhéré ensemble), notion plus riche que celle de rationalité, et qui marche très bien à l’épreuve de la Chine. Il y a un très beau terme en chinois, « li ». J’ai fini un livre sur l’invention de l’idéal, et le dernier chapitre traite des formes de raison. Je parle d’une raison par modélisation du côté européen, et d’une raison par conformation du côté chinois, et le terme travaillé par les chinois depuis toujours, et par lequel on traduit une raison est le « Li ». Le « li » est la veinure du jade. Pour nous, la raison, c’est le logos, c’est la parole, les articulations, le raisonnement. Logos est le terme pour dire raison. Les chinois disent « li », la veinure du jade. Plus vous polissez le jade, plus la veinure apparaît, vous taillez le jade en fonction de la veinure. Vous devez trouver la veinure et tailler la pierre en fonction de ce que vous découvrez. Chez nous, nous projetons une forme, nous prenons la matière et nous la transformons comme prévu. En Chine, ce n’est pas ça du tout, il faut trouver la veinure, la cohérence interne, en tirer le meilleur parti, trouver la forme qui va s’inventer et qui va découler de la ligne de moindre résistance.
Je pense que la notion de zeug, en allemand, dit mieux cela que le français outil. Si l’on prend des mots français, il y a un rapport sémantique intéressant entre la procédure et le processus, ils se rejoignent. Au fond c’est la même chose, c’est tao. Cela dit aussi bien mon tao que le tao du monde. Le point de rencontre entre procédure et processus est au cœur des choses. Le processus est plus objectif et la procédure serait d’ordre plus subjective et pilotée par moi, le point ou les deux se rencontrent est intéressant à penser. C’est un peu la processivité.
Dans l’un de ses dialogues les plus célèbres, Zhuangzi met en présence un homme de métier, un boucher, et un prince. C’est tout l’art du maniement qui est en cause. Le boucher, lorsqu’il travaille, ne rencontre plus de résistances, mais aux points difficiles il reste vigilant afin que cela ne s’obstrue pas. Le couteau ne s’use pas, à la fin, il est comme tout neuf car il ne rencontre plus de matière. Au début il dit « je voyais le boeuf, en entier », mais après il n’y a plus la masse du bœuf. Le temps s’arrête et son esprit prend le relais. En fait, il a fait une sorte de radioscopie du bœuf, qui fait qu’après ce n’est plus du tout le même maniement, mais c’est l’acquis par le maniement qui fait que finalement il n’y a plus de matière résistante et qu’il n’use plus son couteau. Aux points difficiles, il est attentif, vigilant au point que les choses se passent. C’est bien la processivité, : on est dans un cours continu de procédure et de processus. Contre le savoir lettré, Zhuangzi utilise la langue des artisans. Je vous renvoie essentiellement à mon livre (Nourrir sa vie, Seuil, pages 89 et suivantes), vous avez un chapitre là-dessus. Si on reprend l’exemple du boucher, au départ il y a le bœuf, puis, ensuite, il le traverse de part en part, sans aucune difficulté, et il dit bien qu’il y a un passage. La notion importante est celle-ci, il y a un passage, comme, par exemple, lorsque l’on se demande « comment tu vas ? ». Faire en sorte que « cela passe » tout le temps. C’est tout un art. Ce texte est connu, mais il y en a plein d’autres. Lorsque le Prince s’exclame « Admirable, vraiment. A quoi peut en arriver la technique ! ». Le boucher dépose son couteau et répond : « Ce dont je suis épris est le tao et cela dépasse toute technique. Quand je commençais à dépecer des bœufs, je ne pouvais m’empêcher de voir le bœuf tout entier. Puis, trois ans plus tard, celui-ci ne s’imposait plus à moi tout entier. A présent, je le rencontre par une appréhension décantée et spirituelle au lieu de le regarder seulement des yeux ; quand le savoir des sens s’arrête ma faculté spirituelle aspire à le relayer en s’appuyant sur la structure naturelle (« céleste ») de l’animal » Le boucher continue et le Prince reprend en disant : « Admirable, vraiment ! En entendant les paroles du Boucher, je comprends ce que c’est que nourrir sa vie ». Alors là, c’est intelligent. Ce geste n’est pas du tout technique, le boucher « nourrit sa vie ». J’avais participé à un colloque, il y a quelques années, et, à la fin, je leur ai dit ; : «  il y a une notion qui n’est pas apparue, et qui est fondamentale, c’est le métier ». Et nous, intellectuels, philosophes, nous exerçons un métier. Dans le métier, il y a de la résistance, il y a de l’outil et de l’historique, et il faut que cela passe, que les résistances s’estompent. Le tao, c’est ce qui ne s’obstrue pas, il y a tao lorsqu’il y a passage.
Quand vous dites que la matière est ce qui résiste et que lorsqu'on a acquis une telle maîtrise elle  n’existe plus, c’est exactement ce que disent les chinois de l’art de la peinture et de la sagesse. Au départ si vous êtes l’homme de bien, vous peinez. Pour le Sage, l’objectif est de passer de la difficulté à la spontanéité, du difficile au facile, passer de l’homme de bien au sage. Vous travaillez, vous essayez, et puis, un jour, « ça vient », il y a un renversement. Dans la pensée occidentale, on ne dit jamais ça, au contraire, on y a toujours dit que la peinture est une bataille, de bout en bout ; même les pommes de Cézanne sont une bataille. Il y a toujours l’idée qu’il faut vaincre, il faut imposer un projet. Ce moment de basculement est le point d’aboutissement de la maîtrise vers la non-possession de la maîtrise. On renverse la résistance en immanence. C’est comme le piano, vous faites vos gammes et puis un jour, «ça vient ». Ce « ça vient » est typiquement l’indicatif de ce renversement. Quel est ce moment donc qui est celui où cette inversion de la difficulté, de la résistance, de la matière, se transforme en fluidité ? Ce moment qui est un pont d’aboutissement de la maîtrise et de non-maîtrise, de dépossession de la maîtrise. Je crois que c’est vraiment un renversement qui se fait. Il y a là un point que les philosophes, qui ont des formules, nomment le « retour d’immanence ». Car cela revient comme un retour sur investissement. Là c’est tout l’investissement d’une vie de travail. Il y a retour. Vous avez peiné, et cela vous est rendu. Il en va de même avec les philosophes. Lorsque vous leur faites remarquer cela, ils ont peur parce que l’on cherche à élaborer des cohérences qui en dérangent d’autres. C’est tellement facile de dire que c’est exotique. Mais ce retour sur expérience, ce retour sur soi est quelque chose qui résiste. La difficulté est la même, lorsque vous interrogez des gens de métier, soit ils parlent bien parce qu’ils parlent sans s’écouter, et ils laissent passer des choses intéressantes, soit ils réfléchissent à ce qu’ils vous disent, et dès qu’ils réfléchissent et bien c’est mort. Il faut les laisser parler sans qu’ils sachent qu’ils parlent, les enivrer de façon à ce qu’ils disent la vérité de leur agir sans qu’ils y pensent.
Il faut cependant rappeler que les philosophes ont très bien exploré les façons de penser et les façons d’utiliser ce qui résiste grâce à la prise que cela nous donne. Il y a deux termes grecs « aporie », quand la question est bloquée, que je n’arrive plus à penser, et euporie, lorsque cela passe. Poros veut dire passage en grec, on est toujours dans le thème du passage. Les Grecs ont très bien montré que c’est dans l’aporie, dans le blocage de la pensée, qu’est la solution, l’euporie. La solution est dans la façon dont j’ai monté la question, c’est là que se trouve impliquée la solution. Si on se donne la peine de montrer les contradictions, c’est que dans la forme que vous utilisez se trouve la prise de la solution. Les Grecs ont très bien compris comment se faisait le passage dans la pensée. C’est pour cela qu’Aristote parle de la construction des difficultés. L’obstruction est un temps du passage. La forme de l’obstruction donne la voie du passage. Pour ma part, je passe par la Chine, c’est pour tenter de bouger notre imbougeable. Nos conceptions sont tellement installées en nous que j’ai cherché une forme de décalage. Et pour remettre en jeu ce qui était immobilisé avec cette idée, néanmoins, que toujours nous pensons à partir d’un pensé. Il y a toujours des choses installées en nous que nous ne percevons. Penser est toujours conditionné, mais en faisant jouer les conditions, on acquiert une sorte de maîtrise et d’aisance. C’est pour cela que je parle de concepts gourds. Comme le maniement gourd des outils. Nous sommes gourds, ce qui signifie que cela ne circule plus, cela ne bouge plus. C’est donc figé, et on ne peut rien faire avec. »